Zanzibar 2ème partie



Jour 16   People People People, blues en do dièze

Il existe un vieux blues de Jimi Hendrix qui n’a même pas servi de face B mais qui est pour moi, un de ses plus beaux avec Red House beaucoup plus connu. Je vous suggérerais bien de le trouver sur Youtube à ces adresses pour regarder les photos sur l’air qui me permet de travailler confiné sans avoir le moindre besoin de sortir: C’est vieux, ça grésille et pas toujours d’une parfaite justesse mais cela fait du bien, on sait comme cela qu’il y en a qui souffrent plus que nous...

https://www.youtube.com/watch?v=ZU7tGPo93lM  (un peu râpeux)

https://www.youtube.com/watch?v=gnNXnpkqaho  (ma version préférée).

https://www.youtube.com/watch?v=COsVgbAJ8B8 (pas mal non plus, certainement la plus moderne, avec des paroles différentes) 

C’est bien sûr l’éternelle histoire du mec qui se fait larguer et qui se rend compte un peu trop tard de ce qu’il a perdu. D’autant que pour ajouter à sa tristesse, les saules pleureurs déversent des seaux de larmes pendant que les petits oiseaux chantent l’amour dans les branches desdits saules.  Les paroles peuvent différer de celles-ci-dessous car Jimi ne buvait pas que de la menthe à l’eau ni ne fumait pas que des gitanes.

C# Blues (People, People, People)
Peoples, peoples, peoples
You know what it means to be left alone?
Peoples, peoples, people
You know what it means to be left alone?

Yeah Lord, it happened today
Lord, not even a call on my telephone
Understandin', Lord, a little love in the world
Is all I need

A little love and understanding, baby
It's all in the world I need
Lose of love, a misunderstanding
Of a no good woman

 

Lord, they've both caused
My heart to bleed, alright
Every mornin', every mornin'
The willows weep and moan for me

Every mornin' yes
The willows weep and moan for me
The birds sang the love song
My baby's caused my heart to bleed

 

https://www.youtube.com/watch?v=KimhzwXcFSI

Cette dernière adresse est le dernier blues de Hendrix avant sa mort très poétique... 



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Jour 17 Michamvi Kae beach

L’eau courante n’est pas encore arrivée dans le village de Kae beach. C’est une petiote qui s’y colle, habillée à la va comme je te pousse. Elle puise l’eau dans un puits sans âge, au centre du village. La corvée est du matin comme du soir. 

 Elle est contente que nous nous intéressions à elle. Ma femme est soudain d’une grande tristesse de ne pas avoir de vêtements dans la voiture pour lui en laisser quelques uns. Il n’y a même pas de magasin dans le coin, pas de concours d’élégance non plus dans le fin fond de Zanzibar. On lui laisse quelques pièces, elle est surprise.

 Près de l’école, ça va mieux. Il faut déjà pouvoir se payer l’uniforme pour la fréquenter sans compter le coût de l’école publique qui n’est pas gratuite. Deux ou trois petits magasins regorgent de bonbons pour ceux qui ont un sou. Mais on a le partage facile à Kae beach.

 L’épicière est sympa et amoureuse et veut une photo avec son homme.

 La cloche de l’école sonne de nouveau, il est temps d’y aller et de quitter à regret ces visages pâles avec qui on essaie son anglais. La petite du puits ne vient pas à l’école, évidemment.

 Je traîne un moment devant l’épicerie et photographie les jeunes femmes ou jeunes filles qui s’attardent là pour recevoir l’aumône de mon regard. Je m’exécute, ne boudant pas mon plaisir. 



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Jour 18 Michamvi

A quelques kilomètres de notre hôtel situé à la pointe nord du cap de Michamvi, avec vue sur l’océan indien et les petits singes qui sautent d’arbre en arbre en s’approchant chaque fois un peu plus de notre table pour nous voler ce que nous n’allons pas manger, un petit village de quelques boutiques bien modestes s’est construit face à un hôtel cinq étoiles avec forfaits « all inclusive » où le prix de la nuit s’étage entre deux cents cinquante dollars et cinq cents.

 Le petit village est fait de constructions provisoires et hétéroclites dans lesquelles les « locaux » et les Masai logent dans des conditions de bidonville. S’y promener est une distraction coupable. Nous parlons avec quelques Masai qui se sont reconvertis en gardiens d’hôtels pour la couleur locale de leurs costumes, de leurs lances et sagaies « authentiques ». Ces guerriers là n’ont jamais combattu que des chiens errants et des ivrognes égarés. Mais cela plaît aux touristes d’être gardés par ces fiers combattants. Les autres habitants sont leurs familles vendant des colliers et bracelets de perles. L’état du village est consternant de pauvreté, de laisser-aller, parsemé de flaques d’eau stagnantes  à moins qu’il ne s’agisse de carburant diesel renversé. Au milieu de cette catastrophe humaine, une jeune fille danse sur les airs qui lui trottent dans la tête. Ele tourne, virevolte, s’envole, caracole et nous jette un regard dénué d’intérêt pour ces spectateurs venus d’un ailleurs improbable.

Le moment est à la fois poétique et pathétique. Elle a récupéré une robe de gala qu’elle ne portera pas dans d’autres occasions. La nuit tombe sur ce hameau de promiscuité et de détresse.

Notre danseuse d’un soir disparait soudain au détour d’une ruelle. Des femmes viennent nous vendre des choses dont  nous n’avons aucun besoin et l’achat déguisé n’est qu’une pauvre aumône des ridiculement riches aux scandaleusement pauvres.

Nous cheminons lentement vers notre logis avec une pointe de honte. Dans l’hôtel ce soir-là, les propriétaires ont organisé une foire artisanale d’objets Masai dont la plupart viennent de Taïwan ou de Hong Kong. C’est le bouquet final.

La coupe est pleine.  



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Jour 19 Mkokotoni

Depuis Mkokotoni, les îles que l’on voit au large se reposent dans une baie gigantesque, parsemée de « dhows », ces bateaux de pêche indiens aux mâts inclinés dont les voiles pointues évoquent les temps révolus des aventuriers européens. L’ombre d’Henri de Monfreid et celles des géants Livingstone et Stanley planent sur ces plages désertes qui ne s’animent que lors du marché aux poissons et des aller-retours des  dhows desservant les îles.

La mosquée se remplit lentement d’hommes aux carrures impressionnantes, des malabars venus de l’autre côté de l’océan tenter leur chance sur des rivages amis.

De Fukuchani à Mkokotoni, chaque baie cache un bouquet de bateaux et de pêcheurs s’affairant autour des embarcations et quelques gamins qui, dès le matin, se baignent dans une fraîcheur toute relative. 

Mkokotoni est un village rue qui suit la côte en arrondi. Son marché aux poissons est réputé et attire toute la population environnante. 

 Sous le préau où l’on vend le poisson, un homme que la raison a déserté regarde les passants pendant des heures, dans une immobilité totale. Le dénuement absolu de cette Afrique là oblige les citoyens à prendre en charge ceux qui ne peuvent plus rien pour eux-mêmes. L’homme est nourri par les passants, on lui donne laisse une  aumône sans qu’il demande quoi que ce soit, une cigarette, un biscuit.

 On ne rigole guère sur le marché. Dès qu’un chargement de poisson arrive, un rapide mouvement de foule suit les hommes qui apportent leur pêche. La criée commence et les cours sont discutés immédiatement. La vente faite, on se rassoit sur les étals de ciment et on attend le prochain chargement. Il n’y a guère d’autre chose à faire.

  Dans un café très sommaire, nous prenons un thé au lait très sucré semblable à ceux que l’on déguste en Inde dans une tasse de terre cuite que l’on jette ensuite. Avec un ou deux « chapatis », cela ferait presque un repas.

Je suis frappé par les regards droits des hommes qui m’observent gravement, sans un sourire. Nous devons détonner dans ce café perdu dans une allée derrière le marché mais nous sommes adoptés lorsque nous disons au cafetier que so n thé est très bon et que nous reprenons des chapatis. 

L’après-midi touche à sa fin et l’orage arrive. La plage s’est vidée et chacun rentre chez soi en silence. C’est un quotidien rude que celui des habitants de l’île. Les distractions ne sont pas légion. Au café, on ne boit que du thé, à la maison on ne regarde que les matchs de foot, encore faut il avoir la télé. Sur les étals du marché, on ne trouve que des vêtements d’occasion à trois ou quatre dollars. Il faut regarder les enfants pour apercevoir des sourires. La vie est dure comme un galet et la résilience une façon de vivre. 



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Jour 21 Fukuchani

Un vague panneau sur le bord de la route indiquait des ruines de résidence princière du temps des sultans. Le sentier ne semblait guère avoir été emprunté très souvent. En effet, la ruine était patente, les sultans oubliés. Le soi-disant palais était assez petit, d’une architecture exotique aux murs recouverts d’une mousse d’un vert tendre. Des gamins y jouaient comme dans leur jardin. 

 Ils nous expliquèrent qu’il existait tout à côté une grotte souterraine où coulait un ruisseau.glacé et que c’était peut-être là que nous voulions aller nous baigner. Ils claquaient des dents alors que la chaleur était intense. Ne parlant que quelques mots d’anglais, nos échanges se résumèrent à une distribution de friandises. Ces gentils gamins venaient là tous les jours, à l’ombre du palais déserté pour plonger dans les entrailles de la terre et se glacer le sang. Les aventures les plus excitantes tiennent à peu de choses.

 Gavroche parlait swahili et posait avec la simplicité de ceux qui veulent faire plaisir. En cette fin de matinée paresseuse, dans un sous-bois à l’abri du tumulte et de l’affairement inutiles, ces quelques instants de grâce suffirent à mon bonheur du jour.



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Jour 21 Nungwi

Nungwi est un village à éviter absolument: des dizaines d’hôtels se succèdent le long d’une longue plage où les scooters des mers font un bruit épouvantable, où les touristes n’en finissent pas de bronzer en buvant des bières et écoutent de la musique tout droit sortie des affres d’une mondialisation médiocre.

C’est la plus grande déception du voyage, on se croirait sur une plage de méditerranée remplie d’anglais saouls et de « locaux » pervertis par des profits rapides et faciles.

On n’ira pas sur la plage mais au marché aux poissons pour changer.

 

 Il faut se lever tôt pour faire des photos et se coucher tard. Il faut aussi de bonnes chaussures et aimer marcher pour chercher l’inspiration le long du chemin. Heureusement, l’alignée d’hôtels se termine après un peu plus d’un kilomètre et on arrive au port, aux chantiers navals et au marché aux poissons. On se trouve vite dans le dur du quotidien ordinaire de Zanzibar: on joue au foot sur le chantier naval après la journée de boulot, les femmes font la cuisine devant les maisons, on se fait une petite reposée face à la mer et on débarque le poisson comme tous les jours.

Comme partout, l’espadon et la raie manta sont au menu. Ce sont les poissons les plus chers et les touristes en mangent à tous les repas.

 Au marché, le crieur est un petit bonhomme sympa  à la voix de stentor qui se demande pourquoi je suis tous les matins à glaner des images autour de la criée.

 Dès que le poisson est vendu, il est découpé par des malabars et emporté vers Stone Town ou Dar Es Salam. On gagne bien sa vie ici et les sourires sont au rendez-vous. 



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Jour 22 Nungwi

Les chantiers navals sont dans la partie « indigène » du village pour touristes. Les gamins qui y jouent ne s’invitent pas dans la partie européenne du village, ils en sont chassés par les gardiens de sécurité des hôtels friqués. On comprend mieux les réticences de certains lorsque nous approchons, ils nous prennent pour ces amateurs de safaris humains qui viennent en maillot de bain leur tirer le portrait sous le nez sans leur demander la permission. Les plus vieux européens, très paternalistes, viennent passer la main dans les cheveux des enfants en leur disant qu’ils sont très mignons même s’ils sont un peu beaucoup noirs. 

 Des colosses d’une vingtaine d’années rénovent les dhows avec des outils qui coupent comme des rasoirs et datent de la nuit des temps.

 Le boulot se fait en plein soleil, ça sent le coal-tar et le bois exotique, la sueur et le poisson. Cela sent la vie.

 La photographie n’a rien d’objectif ni de neutre: les regards sont durs et francs alors que le contact avec les gens est simple, direct et fraternel.

 La décharge de la plage est à une encablure du premier hôtel, on y brûle les déchets des touristes. Chez les pauvres, les déchets sont minces.

 Pour une fois, la plage de rêve reste la propriété des indigènes pour y jouer encore et toujours au foot ou au volley. Que de stars sur le sable: j‘ai rencontré Messi, Neymar, Griezman et Mbappé. La Tanzanie gagne la coupe du monde tous les soirs.

Partout dans le monde, les valeurs changent et quelquefois s’inversent: les petits salariés invisibles deviennent indispensables et les journalistes ayant besoin de vedettes les qualifient de héros. Eux pensent juste qu’ils font leur travail. Ceux qui gagnent beaucoup d’argent et tiennent le haut du pavé, l’argent conférant intelligence, admiration et respectabilité, tombent dans le caniveau. On retrouve les valeurs de solidarité, de compassion et de fraternité que le libéralisme et la pensée simpliste des beaufs avaient confisquées. J‘aimerais tant que cela continue ainsi… mais je n’y crois guère, les salauds ont la vie plus dure que les héros. 



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Jour 23 Nungwi

C’est tous les jours exactement le même ballet  de raies et d’hommes qui ahanent à transporter les monstres. Le problème principal du carnet de voyage est de trouver chaque jour un sujet qui convienne aux images. Et le photographe, par paresse ou manque d’imagination, ne trouve plus au bout d’un moment de sujets nouveaux qui l’enchanteraient. C’est aussi sans doute, et non pour s’excuser, que les activités d’une aussi petite île que Zanzibar ne sont pas légion et des thèmes reviennent sans cesse, les gens gagnant leur vie de la même façon chaque jour dans cet ennui majuscule que crée la répétition.

 

 « Take the shit out of it » et la vie devient vivable mais il faut faire le sale boulot d’abord. Il n’y a là que peu de place pour la poésie, la vie est plus souvent moche que poétique. On pourrait alors aller chercher sur des rivages plus heureux des gens à photographier justement parce qu’ils sont plus heureux. Mais y a-t-il des gens heureux sur les plages où ils grillent consciencieusement, la peau enduite d’ambre solaire?  Ils doivent le penser sinon pourquoi seraient-ils là?

 Le crieur est devenu un copain. Les gens sentent qu’on les aime, il n’y a pas besoin de mots. Juste une petite photo ou une poignée de main.

 Tous les spectateurs de la vente sont intéressés, ils ont tous un intérêt quelconque dans le spectacle commercial. Le petit bonhomme à l’écart, un peu renfrogné, est patient, c’est un glaneur: il passera en dernier pour empocher les petits poissons invendus.

Un ami se demandait pour moi s’il ne fallait pas aller voir « on the sunny side of the street » pour y photographier moins de misère et de pauvreté. C’est une bonne suggestion mais ici, dans cette île vendue au sordide du tourisme de masse, les deux côtés de la rue sont au soleil qui se plait à accentuer les différences entre les gens. Je ne puis aller ailleurs  que vers ceux qui me sont proches. Je n’ai rien à dire aux gens heureux et ne trouve rien à photographier chez eux. Je n’aime que les damnés, ceux qui triment sans arrêt, qui vivent dans des conditions que je ne supporterais pas et puis, soyons juste, ils sont beaucoup plus beaux que les autres, ceux qui sont du bon côté de la palissade. 



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Jour 24 Pwani Changani, coup de torchon.

Le paysage est sublime et encore je ne vous le donne qu’en noir et blanc. A marée basse, la luminosité de la plage est aveuglante. Un grain s’annonce mais il est encore loin. Quelques pêcheurs à pied parsèment la grève. Des femmes pour la plupart et quelques enfants. Le ciel n’en finit pas de les écraser. 

 Je vais à la rencontre de l’averse qui me ferait grand bien. Il n’y a rien à photographier que cette plage qui pourrait devenir ma gare de Perpignan.

 Je pourrais vivre ici, me retirer du monde qui me ronge en France. Vivre dans un doux rêve égoîste à manger des crustacés et des poissons magnifiques, essayant ainsi de retomber dans la naîveté d’un idéal de paradis terrestre. Les gens m’adopteraient, j’errerais sans fin sur ces grèves quasi désertes en essayant de me convaincre que j’ai bien fait de quitter un monde de supermarchés et de plaisirs futiles parce que faciles… Je n’arrive même pas à me convaincre de ces rêves.

Ma place n’est pas là, ce serait une erreur de casting et une faute de goût. Je ne fais que venir prendre une bouffée d’ailleurs, je ne fais que me frotter aux autres et voir comment ils vivent pour peut-être plonger un peu plus profond et revenir à la surface pour prendre une bouffée d’air. Tiens c’est un beau titre de livre ça: « Coming Up For Air ».

 Comme souvent à Pwani Changani, des gamins attendent on ne sait qui ou quoi sur la plage. Ils jouent avec de petits crabes qu’ils torturent involontairement. Leur regards perdus dans le contre-jour, j’entends résonner la musique lancinante de « Coup de torchon » lorsque Tavernier filme les gamins africains près du fleuve et que Noiret les vise avec son revolver. Cette musique dit tout d’une certaine Afrique oubliée qui n’a peut-être jamais existé mais à qui le cinéma donne une forme de réalité. (Les droits d’auteur ne m’ont pas permis de trouver un lien pour vous la faire écouter, vous en serez pour revoir le film au plus tôt). 

Le grain est là. Quand la pluie commencera à tomber, le gamin se lèvera lentement et regagnera le préau où s’abritent les pêcheurs.

La musique redouble. Son rythme inexorable abolit tout futur. Dans la folie de Noiret, la main de Dieu ne tremble pas. 

 Heureusement, en regagnant la voiture, une enfant nous croise en souriant en échappant à l’inéluctable. 



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Jour 25 Pwani Changani, Matemwe

Toute la côte est de Zanzibar est une succession de plages plus belles les unes que les autres. Les villages sont situés légèrement en retrait de la plage et présentent les mêmes caractéristiques de désorganisation totale au moins aux yeux d’un européen. Les rues sont défoncées, les ornières impressionnantes. De petits, très petits commerces semblent suffire au ravitaillement des familles. Installés dans des containers assez souvent, ce sont surtout des épiceries et des marchands de légumes, les habitants ont le poisson sur le pas de la porte comme mets principal. 

 Les habitants de Matemwe aiment leur police à qui ils consacrent un panneau où celle-ci a l’air d’un repaire de gangsters. Je n’aime pas la police tanzanienne, m’étant fait extorquer trois fois quelques dollars par les policiers corrompus et avides de notre bourgade de résidence. C’est à ce genre de choses que l’on sait être dans des pays à l’état de droit fluctuant, au service public inexistant, à la corruption obligatoire pour manger correctement.

 Les petiots sont plus sympathiques et peu conformes à l’idée d’enfants modèles que la religion voudrait fabriquer. J’ai souvent du mal à envisager ces gamins aussi obéissants que leurs parents lorsqu’ils seront grands. Mais je suis loin de connaître tous les codes de cette société compliquée que la mondialisation secoue durement.

 Pwani Changani, je l’ai déjà dit, est un village très séduisant. Sur la petite place centrale qu’encadrent quelques maisons et commerces de bouche, se trouve le marché couvert où, à défaut de vendeuses de pain et gâteaux, on rencontre des enfants ou des adultes jouant au bao. Le village est d’un grand calme dès le matin, il faut s’efforcer d’entrer dans le rythme lent et prégnant de l’endroit pour savoir l’apprécier.

 Les élégantes du village ont souvent moins de douze ans et se préparent toujours avec soin pour la sortie au marché couvert qui permettra aux copines de voir leur nouvelle coiffure.

 Sur la plage, le vent souffle fort, un nouvel orage se monte alors que la journée se termine déjà dans la moiteur de la fin d’après-midi. 



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Jour 26 Matemwe.

La journée touche à sa fin, j’ai l’œil et les jambes lasses. En regagnant notre petit hôtel charmant dont les bénéfices servent à payer les enseignants et le matériel de l’école voisine, des murmures de sourates nous parviennent d’un bâtiment un peu délabré qui doit être l’école coranique.

Deux salles permettent de répartir les garçons et les filles soumis à la pédagogie sommaire et répétitive des imams, pédagogie renforcée par la badine qui circule vite sur les jambes et bras des petits fidèles à la moindre erreur.

Le mécréant que je suis doit parlementer avec les responsables adultes et laisser une obole confortable pour entrer dans le saint des saints de l’école. 

 Les gamins sont soumis et obéissants, ils ont intérêt à l’être sous peine de punitions sévères. Ils apprennent le coran dans une langue qu’ils ne maîtrisent pas mais c’est souvent ainsi dans le monde musulman. Quand ‘étais jeune on récitait bien des prières en latin sans en connaître le sens. Cela valait mieux peut-être. Les moins doués des élèves ont droit à une pédagogie différenciée: pendant que l’imam s’occupe d’un récalcitrant, les autres enfants sont livrés à eux-mêmes.

 Je me demande ce que je suis venu faire ici. Y a-t-il quelque chose à comprendre dans ce bazar de voix et de sourates qui dérapent? Mais ily a là de beaux enfants qui s’ennuient et que ma présence distrait d’un quotidien bien morne.

 Les filles sont sans doute les plus chanceuses, leur éducation à l’Islam s’arrêtera à douze ou treize ans puisqu’elles ne pourront aller par la suite à la mosquée qui est réservée aux hommes.

 L’air est épais et moite. L’ennui est patent.

 L’imam a empoché mes dollars mais au bout de quelques minutes, il voudrait déjà que je déguerpisse bien vite. C’est une stratégie de pauvre, simplette et à courte vue… Il a un peu d’argent qu’il ira vite dépenser pour lui ou sa famille. Je m’en veux d’être tombé dans le panneau, croyant naïvement que l’argent serait pour les petiots. On n’achète pas des images, on se les fait offrir par ceux qui ont la générosité de vous les donner mais bon, on ne m’y reprendra pas à donner à ceux qui répandent l’opium du peuple. Les écoles coraniques auront été le seul endroit à Zanzibar où on m’aura demandé une obole, les gens modestes des villages ou du bord de la route n’ont jamais levé la main pour mendier. C’est une question de dignité. 



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Jour 27 Pwani Changani. Début décembre.

C’est jour d’examen à l’école. Les grands passent leur examen de fin d’année avant les vacances qui commencent demain. Je rencontre peu de monde dans le village de bon matin. 

 Des pêcheurs de l’île de Pemba située au nord de Zanzibar prennent leur petit déjeuner. Un groupe de cinquante hommes de tous âges mangent chacun un gros pain brun et boivent du café.

Ils viennent de Pemba chaque année pour passer trois mois sur Zanzibar dont les eaux sont plus poissonneuses. Trois mois sans voir leurs familles. Ils louent des maisons en mauvais état et dorment là, quinze parmi seize comme disait ma grand-mère, vivant ensemble dans un système coopératif traditionnel. Ils constituent leur magot de l’année et retournent à Pemba  au début de l’année suivante.

 Ils ont tous des visages burinés par le vent et le sel, et le regard grave des travailleurs.

 Ils travaillent comme des malades pendant trois mois partant à la mer dans l’après-midi et revenant chaque matin après une bonne douzaine d’heures de labeur. A la fin de la saison, ils font des courses dans la capitale et retournent dans leur île, à leurs femmes et enfants, chargé de petits cadeaux.

 Ils me font penser à mon grand-père sauf qu’eux rentrent coucher à terre chaque matin. Lui, il partait quinze bons jours en hiver, une bonne semaine l’été et fumait trois paquets de gauloises par jour, histoire de rester éveillé. Les jours étaient longs et les nuits très courtes. On meurt de bonne heure dans ces conditions: au troisième infarctus, on n’est plus qu’un fétu, une brindille qui casse et se trouve écrasée par le poids de sa propre vie.

 Ils font tous dix ans de plus que leur âge. Ils me voient vieux mais malgré tout pas trop mal conservé. En réponse à leurs questions, je leur donne mon âge, ils émettent quelques sifflements admiratifs. A Zanzibar à cet âge là, on reste à la maison dans un coin à faire de petits travaux et on a l’air d’avoir deux mille ans.

 En revenant vers le centre du village une élégante de douze ans dans ses plus beaux atours me tourne autour par curiosité. Elle est belle comme le jour qui se lève et pose avec un aplomb d’adulte.

 Sa mère a compris l’hommage que je rends à sa fille par le biais d’une photo. Elle a le regard doux des mères africaines, des mères du monde entier, des gens de peu qui ne peuvent donner que ce dont ils disposent. 



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Jour 28 Chwaka

Chwaka est un village de pêcheurs que nous aimons bien. Frustre et basique, il s’enorgueillit d’une plage immense qui nourrit à peu près tout le monde, de quelques magasins minuscules qui vendent presque tous la même chose, d’une grande école qui fait face au marché composé de bien peu d’étals. Face à la mer, une « Business School » improbable forme des jeunes filles aux métiers de demain: hôtellerie et tourisme.

A l’école, les adolescentes sont de bonne humeur; les vacances approchent. Elles aiment bien se faire prendre en photo. 

 Leurs foulards me gênent moins qu’à notre arrivée, les fillettes gardent une sorte d’indépendance ou au moins d’autonomie malgré le poids de ce symbole de leur soumission. Elles sont tout aussi « branchées » que des européennes et écoutent des musiques de mécréants. Cela me rassure pour elles.

 En ce début d’après-midi, pendant que les adultes font la sieste, les enfants jouent dans les rues sans en faire trop, la chaleur annihilant toute velléité de mouvement.

 Il fait partie de tous nos voyages, ce vieux monsieur perdu dans son village, sans famille, qui attend que le temps passe en regardant le spectacle de la rue, une rue qui est aussi sa maison de retraite.

Il ne parle pas, ne bouge quasiment pas, il est gros comme une feuille de papier à cigarette, transparent, usé par le travail et la difficulté de sa vie. Même les adolescentes sympathiques se moquent gentiment de lui, assis près d’une classe. Il semble ne pas entendre ce qu’on lui dit et de ses yeux éteints, il nous regarde dans le vide.

 



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Jour 29 Pwani Changani

Mes amis de la plage quasi déserte sont là de bonne heure. Les petits crabes reprennent une râclée et la musique lancinante de ‘Coup de Torchon’ me revient dans les oreilles.  Le gamin tourne le dos à la mer, son avenir est déjà derrière lui. 

 A Matemwe, je me trouve deux copains de mon âge pour passer un moment. Gentils mais pas très causants pour cause d’anglais défaillant, nous partageons les biscuits et friandises qui garnissent mon sac.

 Ils sont très jeunes mais savent beaucoup mieux que moi rester des heures à l’ombre à ne rien faire. Un autre gamin de leur âge fait du café pour tout le quartier. Le vieil arbre où j’ai trouvé de l’ombre est un débit de boissons informel. Peu à peu des hommes arrivent du village pour les palabres du soir.

 La journée est presque finie et la musique revient au fond des yeux du petit. 



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Jour 30 Kizimkazi

C’est la fête nous dit un de mes camarades de mes escapades matinales, un mariage, on va danser. Mais pour rigoler un brin et se défouler, l’islam, ce n’est pas tout à fait cela. Enfin on essaie... 

 Les femmes sont les plus expressives mais le spectacle est décevant, j’attribue à une religion trop rigoriste ce peu d’appétit pour la musique, la danse et les rires. On dirait que l’on regarde de travers les quelques émancipées qui expriment des sentiments par leur chorégraphie. Des traînées sans aucun doute...

 Deux garçons font des efforts mais ils resteront seuls.

 Une femme plus libérée va chercher dans ses traditions des figures très suggestives et presque obscènes en se trémoussant à plat ventre dans l’herbe. On rigole fort dans l’assistance.

 Elle éclate de rire quand elle me voit la photographier. Enfin! 



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Jour 31 Bweeju

Encore une mosquée, des gamins et des sourates sans fin dans un bazar incompréhensible. Je sue comme jamais, j’ai la fièvre et je crains un retour du palu contracté au Vietnam il ya bien longtemps. Ce n’est pas encore l’heure du corona qui à ce moment là n’est qu’une bière que Chirac aimait bien.

 

 Dans ce tout petit hameau, nous ne sommes pas les bienvenus au moment de la prière. L’imam veut m’extorquer mes derniers dollars mais je connais le truc maintenant: il n’aura rien. Nous partons. Nous sommes de mauvais touristes

Allah n’est pas très content et m’impose ses écrits en anglais à chaque coin de rue. Une belle lumière tombe sur le vieux mur.

 

 Le coucher de soleil est une paresse de fin de séjour, une allégorie du départ. Aoutez-y une bonne crise de palu et vous obtenez un vieux photographe fourbu incapable de marcher, de manger et d’espérer. Cela passe heureusement et après deux jours de black out et une journée de grande faiblesse, on met un pied devant l’autre et on monte dans l’avion heureux de n’avoir pas à fréquenter un hôpital délabré. L’appareil photo ne sert plus à rien, il devient encombrant. Le voyage se termine en queue de poisson. 

 



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Jour 32 Sstone Town 

Une dernière balade dans Stone Town pour prouver que l’on peut encore marcher et faire marcher la caméra. On rend la voiture, uneToyota RAV 4 louée pour une poignée de dollars. Nous n’avons pas eu d’accident, c’est heureux, elle n’était pas assurée. 

 Mais le cœur n’y est plus vraiment. Il fait trop chaud, je suis trop fatigué et ce qui me fascinait à mon arrivée n’a plus guère d’intérêt. Tout est question de point de vue et pour photographier correctement il ne faut surtout pas être encombré de soi-même mais plutôt se mêler aux autres en s’effaçant, en intégrant le rythme du monde qui vous entoure.

Les exploits des culturistes me laissent de marbre. 

 Je retrouve une vieille connaissance. C’est un vrai Bad Boy sympathique, un métis né de la mondialisation et de la culture rasta. Je vais garder cette image comme souvenir final de notre voyage.

Zanzibar c’est fini et Noël approche, ce n’est pas désagréable de rentrer après tout. On a pu se vider des lourdeurs que la vie en France nous avait imposées. On est prêts à réaffronter les absurdités de notre vie dans un pays riche avant de ne plus les voir et que le besoin de fuir ne se manifeste de nouveau.

Tous mes voyages sont des fuites, des courses désespérées et optimistes vers d’autres hommes et accessoirement d’autres lieux qui ne sont que des alibis, des prétextes pour voyager, pour se frotter à la différence. J’ose espérer que nos provisions de sourires, de regards amis, de mains tendues et de complicités d’un instant sauront nous prémunir quelque temps des discours ridicules et insipides de l’idéologie obsolète de nos dirigeants. Mais il ne faut pas rêver...En 2019 comme en 2020, la réalité de nos sociétés est surtout une violence.