Vietnam 2018


Bao Lac 16 novembre

Les petits loups sont debout de bonne heure, l’école commence à sept heures. On y arrive transi de froid et plein de choses à dire aux copines après s’être fait tirer le portrait par un étranger.

Les adolescentes ne cherchent pas le dernier jean à la mode mais plutôt une jupe plissée blanche, noire ou de plusieurs couleurs fluo pour rester dans la note ethnique qui n’est pas un artifice pour touristes mais une partie importante de leur culture. Cette demoiselle a de la chance, sa mère a bien vendu la récolte de riz et peut lui acheter trois jupes.

Un peu plus loin, c’est la foire de Lessay en à peine plus petit et les buffles sont les vedettes. Celui-ci va atteindre quatre millions de dongs soit cent soixante euros.


Sur la route de Meo Vac 17 novembre

La route est étroite et défoncée, nous avançons prudemment lorsque nous apercevons un homme qui marche au milieu de nulle part devant nous. En nous approchant, nous nous arrêtons et le saluons en vietnamien. Il croit aussitôt que nous parlons sa langue couramment et se met à parler à toute vitesse. Nous ne comprenons rien. Il devient très volubile et se met à pleurer. Nous ne savons que faire.

Je lui glisse un billet dans la main mais s’il l’empoche, cela ne semble pas faire son bonheur. Il pleure à chaudes larmes et s’appuie sur mon bras de temps à autre. On se demande quel malheur a pu le frapper pour être si triste.

Au bout d’un long moment, il se ressaisit tout en continuant de parler vite et fort.

Il me tapote l’épaule et reprend son chemin, Nous sommes presque aussi tristes que lui de n’avoir rien compris. Nous le dépassons à vitesse réduite et le perdons ensuite dans la brume.


Sur la route de Meo Vac 17 novembre

Nous continuons notre chemin émus par la rencontre avec le vieil homme. La route est belle mais sinueuse et fatigante. Les hameaux rencontrés sont autant de bonnes raisons de s’arrêter et de marcher un peu. Ils sont très pauvres et nous rappellent les villages esseulés du Laos, il y a quelques années. Il ne semble pas y avoir d’école par ici. Les gamins sont partout et nous rencontrons bien peu d’adultes pour s’occuper d’eux. Nous dévalisons une épicerie bar café mercerie et distribuons des bonbons aux petiots. Une femme que je trouve d’une grande beauté essaie de parler avec nous et nous récitons nos quelques pauvres phrases de vietnamien. Son regard est une récompense.

Elle nous présente sa famille et ses petites voisines.

Celles-ci sont toutes jeunes, les deux plus grandes gardent le plus petit. Les parents doivent être dans les champs en pente que nous devinons derrière les maisons. Celles-ci ont un sol de terre battue et les murs sont de larges planches de bois sans fenêtres. On pourrait être dans les années trente ou cinquante si les t-shirts n’étaient pas récents. Nos sucettes ont un franc succès. Elles distraient les fillettes d’un quotidien qui semble bien difficile.

Un peu plus loin un pêcheur remmaille ses filets en bordure de la rivière. Nous avons l’impression que le temps s’est arrêté sur la route de Meo Vac. Il existe encore des lieux hors du temps dans ces montagnes, hors du tumulte d’un monde qui ne tourne pas rond. Ici tout semble à sa place, sans référence à une quelconque norme.

A l’hôtel, je regarde, effaré, le président des Etats-Unis prononcer ses sottises habituelles et aperçois des images de gilets jaunes sur fond de mobilier urbain qui brûle. Il me semble néanmoins que je ne rate rien. Pourtant, cela fait longtemps que les Français se taisent, cela ne pouvait durer indéfiniment.

Le contraste avec notre quotidien si simple et si serein est formidable. Je suis heureux d’être là, perdu dans un ailleurs où je me sens proche de gens si différents et si parfaitement semblables


Sur la route de Dong Van 18 novembre

Au temps de sa splendeur télévisuelle, M. Hulot aurait dit « séquence émotion » et serait passé au dessus du col de Dong Van en deltaplane. Maintenant il fait plutôt du rase-mottes politique.

Du col de Dong Van, la vue est splendide et l’émotion des grands instants serait intacte si nous n’étions pas rattrapés dans ce lieu somptueux par des touristes vietnamiens deux point zéro. Ils restent bien sympathiques mais sont atteints de la maladie du smart phone à selfies.

Quand je vois cela , je me dis que la photographie est morte mais certains sont convaincus du contraire. Les expositions de selfies dans les centres régionaux de photographie contemporaine sont légion. Pauvres de nous...

D’un point de vue sociologique, on remarquera que ces jeunes gens souriants font partie de la classe moyenne supérieure, viennent vraisemblablement de Hanoï pour le week-end et posteront sur divers médias sociaux ces chefs d’oeuvres de leurs exploits. Notons au passage, les bonnets ethniques achetés à la boutique de souvenirs qui leur donnent une couleur locale de bon aloi.


Sur la route de Dong Van 18 novembre

La route se poursuit de village en village et, apparemment, nous avons lâché les touristes en prenant un chemin de traverse. J’ai repéré une veillée mortuaire en passant. Les proches du défunt accueillent les parents et amis à la porte de la maison habillés de blanc, couleur du deuil au Vietnam.

Comme souvent, je pose quelques questions et un parent m’invite à entrer, à prier devant le cercueil du défunt et à planter deux ou trois bâtonnets d’encens au pied du cercueil. Je demande bien sûr s’il est possible de faire quelques photos et comme toujours, lors de nos voyages en Asie, je suis le bienvenu même en ces circonstances. Comme si on n’était jamais assez nombreux pour partager cette peine universelle qu’est le deuil d’un proche.

Les visages des filles du défunt marient la tristesse du deuil et le sourire que l’on pense devoir au photographe. Je me sens gêné aux entournures par ma propre audace, mais pas elles qui nous invitent à boire un thé et à manger quelques gâteaux. Les murs de la maison sont recouverts de bannières et de symboles de la vie du défunt. On a l’impression de l’avoir connu. L’hospitalité ici n’est pas un vain mot.

C’est un pays riche de rencontres, et donc de respect, d’humanité. On est vite chez soi quand on est chez des vietnamiens car ils vous accueillent comme des membres de leur famille et sont généreux comme peu de peuples savent l’être.

Il suffit que la réciproque soit vraie pour que tout se passe bien. On se sent grandi d’avoir des amis vietnamiens car ils ne veulent voir que le bien en vous. On évitera de leur montrer le mal si possible.

Dans la dernière côte avant Dong Van, dans une purée de pois givrée, Mamie a mis les petits enfants au boulot. La petite a cinq ans à tout casser et le petit un an de plus. Mais il faut que tout le monde bosse...


Sur la route de Dong Van 18 novembre

Juste avant Dong Van, nous prenons encore un chemin de traverse pour aller voir ce qu’il se passe dans un village de la vallée. C’est l’inauguration de la nouvelle maison mais nous arrivons trop tard, la fête est finie et on commence à rentrer chez soi. Les hommes sont tous saouls comme des barriques et les femmes ont l’humeur guillerette. Moments curieux pendant lesquels on se demande si on reste ou on part mais ce serait impoli. L’alcool de riz est quelconque, la maison est très grande et très vide. Les fenêtres ne sont pas encore posées et il y fait froid comme dans une cathédrale. D’où l’alcool pour se réchauffer. On trouve toujours une bonne raison. 

Devant la maison, les familles du village s’attardent un peu autour des étrangers. En discutant avec les hommes, j’essaie de leur faire comprendre que leur béret est fait en France. Ils ont l’air de comprendre et retirent l’un après l’autre leur couvre-chef pour regarder à l’intérieur. Ils y découvrent les marques « El Pedrito » et « Hispano Francès » à côté de la mention légale « Made in France ». La boucle est bouclée, j’ai fait onze mille kilomètres pour retrouver le béret de mon grand-père dans les montagnes vietnamiennes.

Le lendemain, au marché de Dong Van, je repère un marchand qui me fait l’article. Le béret le plus cher, en provenance directe du pays basque coûte 35 euros (prix très élevé au regard des revenus de ces agriculteurs). Le moins cher est chinois mais il est mou comme de la chique et ne coûte qu’une poignées de dongs.

Les paysans sérieux et soucieux de leur prestance achètent français, au prix fort. Encore une niche commerciale que nos responsables politiques négligent: le béret est appelé à devenir un emblème international. Comme le gilet jaune peut-être.


Marché de Dong Van, 18 novembre

La petite vend des chiens mais les clients sont rares alors que le marché bat son plein. Les paysans sont partis de très bonne heure des vallées environnantes pour arriver à Dong Van aux aurores. Pour elle, vendre ses chiens c’est revenir à la mai-son avec une nouvelle robe mais celle-ci semble s’éloigner au fil des heures.

Toutes les minorités de la région sont représentées à Dong Van. Cela en fait le marché le plus couru des touristes européens et vietnamiens qui prennent des photos sous le nez des paysans comme s’ils étaient en safari. Je suis fou de rage: ils ne se rendent même pas compte de leur impolitesse.

Que le monde va mal quand les plus aisés se comportent ainsi! On sait ce que les images deviendront au retour ou dans quelques minutes, sur un compte personnel des médias sociaux: une preuve qu’il existe encore des hommes préhistoriques dans la montagne. L’arrogance et la morgue des plus aisés conduit inévitablement au clash à plus ou moins long terme, c’est valable partout. Le mépris est le carburant de la haine. Mais ces paysans savent qu’ils ne vivent pas dans le même monde que les touristes et ils sont trop gentils.


Sa Phin 19 novembre

Un rassemblement de gens dans un hameau attire notre attention alors que nous entamons la descente d’un col. Des hommes découpent de grands morceaux de boeuf dans un champ, des femmes discutent debout près d’une sorte de bar. D’autres se servent en plats divers disposés sur une longue planche. Un dernier groupe de musiciens se prépare. Tous nous voient arriver et sourient de voir des étrangers s’immiscer dans ce qui semble être une fête de village. Les hommes ont beaucoup bu et certains dorment d’un sommeil profond.

C’est une cérémonie funéraire. Les musiciens jouent un air répétitif et lancinant. L’un d’eux danse en tournant sur lui-même. Hommes et femmes regardent et arrêtent de discuter ou de prier.

La musique s’arrête et les femmes se mettent à pleurer appuyées sur le cercueil, se voilant la face. Nous n’avons vu aucun prêtre ou bonze, ne savons même pas quelle est leur religion.

Nous n’avons jusqu’ici vu aucune église ou temple ou pagode sinon la vieille église de Sa Pa. Dieu n’existe peut-être pas dans les montagnes… enfin, nous ne l’avons pas rencontré.

Nous restons plus d’une heure avec ces paysans mongs sans pouvoir vraiment échanger et reprenons la route en direction d’Ha Giang en traversant les plus beaux paysages du Vietnam du Nord.