Voyage au Cambodge 2018


Phnom Penh 24 février.

Les villes d’Asie sont comme les femmes infidèles: elles restent semblables à elles-mêmes en vous mentant effrontément. Comme les hommes infidèles en somme. Phnom Penh ne change pas et se modifie en profondeur, c’est une lapalissade asiatique. Traduisez: les pauvres restent pauvres, les riches et les bobos s’enrichissent. Comme en Europe, comme en France, comme partout maintenant que la politique est faite par des financiers et des multinationales. Il reste des odeurs, des sourires, des curiosités humaines, de la sueur et du bruit, des 4x4 et des tuks-tuks et deux vieux qui errent dans la chaleur du jour, parvenant à peine à traîner leurs carcasses fatiguées par plus de quatorze heures d’avion avec des businessmen chinois. Ne nous jalousez pas, vivez l’expérience auparavant. Sur la rive du Bassac ou du Tonlé Sap, un pêcheur remmaille son filet comme lors de notre première visite, il y a plus de quinze ans. Premier clin d’œil. 


Phnom Penh, 25 février. S’orienter dans Phnom Penh, dans une ville aux rues sans nom affublées de numéros, n’est pas très facile quand on a la mémoire qui flanche. Cela s’arrange un peu si on a une petite culture politique avec les noms de boulevards: l’essentiel de votre activité sera circonscrite dans les quadrilatères tracés par les intersections des boulevards Charles de Gaulle, Josef Bros Tito, Mao Tsé Toung et évidemment l’incontournable (et incontourné) Sihanouk. Ou alors si vous avez le goût de l’aventure, il faut descendre vers le sud le boulevard Monivong jusqu’à trouver le pont du même nom et le traverser. On entre alors dans l’un des quartiers les plus pauvres de Phnom Penh, l’un des plus pauvres du Cambodge, peut-être l’un des plus pauvres du monde. J’y suis retourné pour voir ce que devenaient les victimes de mes harcèlements photographiques des années passées. Elles sont parties, leurs maisons de carton et cabanes de papier ont disparu. Ce n’est pas une grande perte, la dignité n’y trouvait pas son compte, mais les personnes ne sont pas encore dans les petits appartements de brique en voie d’achèvement sur le terrain de la honte. Posant la question de leur devenir à un militant chrétien d’une ONG singapourienne, celui-ci me répond qu’il n’en sait rien mais que d’ici le 10 mars il se fait fort de le savoir et m’invite à cette même date à le rejoindre pour sa tournée des cimetières, c’est là que vivent des bandes d’enfants orphelins. Je ne suis pas sûr de ce que je vais faire... 


Phnom Penh, 26 février.

Gare routière du marché central. Voyager par bus en Asie c’est rencontrer tous les gens qu’on ne rencontre jamais en « visitant » le pays à grand renfort de taxis et de « all inclusive ». C’est, par essence si je puis dire, le petit peuple des « sans dents » de François Hollande, des HLM du « bruit et de l’odeur » de Jacques Chirac et de ceux « qui ne travaillent pas assez pour se payer un costume » d’Emmanuel Macron. Je passe Sarko sous silence, il faudrait écrire un pavé. Ces gens–là ont des têtes qui ont vécu, des visages qui ont souffert, des yeux qui en disent long sur les vicissitudes de l’existence et ils vous accueillent d’un sourire pour cinq minutes ou trois heures, le temps d’un café ou d’une cérémonie familiale parce que vous avez une assez bonne tête et un regard ami. Ce sont ces gens-là qu’il faut fréquenter pour se souvenir s’il en était besoin que l’humanité et la fraternité se partagent sans frais, sans iphone et sans aucun regret, sauf celui de se quitter.

 


Kep sur mer mardi 27 février.

En suivant la riante côte de Kep vers l’est, on quitte rapidement les plages de plus en plus aménagées pour les Phnom Penois en week-end pour débouler sur une route en latérite de la largeur d’un quatre voies  qui va vers les divers « bouts du monde » de ce coin-là avant d’arriver au Vietnam. Les marais salants noient tous les paysages de leur eau croupie rémunératrice mais ce n’est pas encore l’époque de la récolte et la boue d’un vilain jaune colle aux baskets. Au milieu de ces étendues presque désertes, des masures de bois et de tôle abritent nombre de familles roulant sur l’or du sel qui jouent leur maigres appointements à des jeux de hasard. Dans un bouge, cet enfant qui ‘en est peut-être plus un.

A la sortie de Kep, un village musulman de pêcheurs et de bouchers (les bouddhistes ne salissent pas les mains à tuer leurs  contemporains même s’il s’agit d’animaux) nous a toujours accueillis chaleureusement. Nous y faisons une balade alors que presque tout le monde est allé travailler.

Un escalier esseulé dans un champ nous invite à monter au ciel. Que j’aimerais emprunter ce « Stairway To Heaven » si j’avais le bonheur de croire en quelque chose...

Un peu plus loin, une cérémonie bouddhiste de pauvrets se tient sous un modeste chapiteau. On nous offre à manger et à boire. On sue sang et eau pendant une bonne heure.


Kep sur mer, mercredi 28 février.

Kep a des bouts du monde que personne ne peut envier. Tout y est plat, dénudé et saumâtre. Le sel mange la peau, les yeux et imprègne tout ce qu’on mange. Il n’y a pas d’école sinon à une dizaine de kilomètres et les enfants travaillent très tôt à aider leurs parents dans la survie quotidienne de la famille. En outre, il y fait une chaleur accablante.

Pas de routes ni de rues, juste des chemins tracés entre les mares et les palmiers. On survit dans les immondices et les matières fécales. Personne ne vous demande ni mendie quoi que ce soit, ce serait indigne. Le Khmer a une « stiff upper lip » et il converse avec vous comme si nous étions semblables sur cette terre.

Dans ce qui sert de café des gamins regardent la télé qui fonctionne sur batterie, évidemment l’électricité n’est pas encore parvenue dans les champs de sel les plus éloignés de la route principale. Ce doit être leur seule éducation cette télé cambodgienne ou thaïe, un peu comme si les feux de l’amour servaient de télé-enseignement.

Pour eux, deux vieux européens qui se baladent à moto dans les mares saumâtres c’est rencontrer des martiens et j’ai la conviction qu’ils ne nous trouvent pas très malins de venir nous échouer parmi eux alors qu’on pourrait aller faire les courses au marché à vingt-cinq kilomètres et se taper la cloche.

 Un ami me disait il n’y a pas si longtemps qu’il comprenait mal ce que j’allais faire dans ces pays-là sans être très clair sur les sous-entendus. Szeais-je d’une curiosité malsaine? Un peu pervers peut-être de me vautrer dans le quotidien de gens que je ne partagerai jamais… La question peut être posée si on admet que certaines réalités doivent être ignorées pour ne pas avoir mal à la tête et éviter la mauvaise conscience. Se poser des questions de ce genre, c’est aussi tâcher de ne pas ignorer celui qui marche sur le bord de la route lorsqu’on passe en voiture à fond les ballons pour aller regarder sa télé qui ne vous sert que du « socialement correct ». On peut aussi trouver la réponse dans les yeux de ces enfants-là... 


Kep sur mer, jeudi 1er mars.

En allant vers l‘est, le long de la plage si on roule très longtemps; on arrive à Angkoul Beach. J’avais repéré la plage il y a quelques années et avais alors assisté à une veillée funèbre. Le mort avait sûrement écrit une supplique pour être enterré sur la plage d’Angkoul Beach qui vaut bien celle de Sète et qui est moins fréquentée l’été. En arrivant près de la pagode, le remue-ménage bat son plein. Les autorités administatives recensent les habitants avec une méthode qui ne manquerait pas d’attirer quelques critiques par chez nous. On photographie chaque famille, on note le numéro de la famille sur une plaque et on inscrit les noms des parents et gamins dans un cahier. Le chef de l’opération a la tête et l’âge d’avoir été un Khmer rouge. Après tout moi aussi, enfin l’âge oui, peut-être pas la tête…

 

Et le passé resurgit soudain mais il semble n’y avoir que deux normands pour s’en apercevoir. Les prises de vues du photographe officiel, tout comme les miennes ressemblent fichtrement à celles effectuées par Nehm En à chaque entrée d’un détenu dans le centre de torture des khmers rouges à Phnom Penh, le tristement célèbre Tuol Sleng dit S21, ancien lycée d’élite du royaume de Sihanouk.

Nehm En est une crapule de bas étage qui a photographié et documenté le régime Khmer rouge pendant toute sa durée et photographié la grand majorité des victimes de Tuol Sleng avec une application et un sens du portrait qu’on ne peut lui nier. Il est maintenant gouverneur de la province où les cendres de Pol Pot ont été dispersées. Il y a quelques années il  essayé de vendre un appareil photo de collection assez inhabituel: un Rolleiflex de 1970 qui a photographié plus de douze mille personnes toutes décédées par torture sauf sept qui furent secourues par les soldats vietnamiens envahissant Phnom Penh le 7 janvier 1979. Il en avait fixé le prix à 250000 dollars. Il n’a heureusement pas trouvé preneur. Ebay a participé à cette action humaniste.

On peut trouver les photos des victimes de Tuol Sleng sur internet. Il n’y a pas grand-chose de choquant ou de « gore » mais des quantités de visages dont la plupart connaissent le sort qui les attend. On peut en voir quelques unes dans cette page de Libération: 

http://www.liberation.fr/planete/2009/02/17/cambodge-visite-de-l-ex-centre-de-torture-dirige-par-douch_2197 


Kep sur mer, vendredi 2 mars.

C’est une famille de pêcheurs qui nous accueille ce matin. Ils habitent non loin de l’embarcadère de l’ïle aux Lapins. Dans une maison de bois sur pilotis entourée de la décharge habituelle, des détritus, des plastiques, des coquillages. Le ramassage des ordures à Kep n’existe que près des hôtels pour touristes.

C’est une famille comme beaucoup d’autres, beaucoup d’enfants pour un couple encore très jeune, les parents qu’il faut aider à vieillir car la retraite au Cambodge n’est pas un concept très clair, et des enfants magnifiques qui dorment dans la quiétude du foyer et la chaleur de la matinée. Un bien beau p'tiot comme on dit chez nous...

A l’intérieur dans une chaleur de sauna, papa berce énergiquement la petite dernière de quelques mois cachée sous un monticule de couvertures au cas où elle prendrait froid.

Puis il sort et fait la même chose avec le plus grand. Le couple nous invite à manger du riz et du poisson, comme tous les jours que Bouddha fait. On décline de peur de les priver alors que nos assiettes étaient déjà prêtes. Peut-être très maladroit tout ça...finalement.


Kep sur Mer, Samedi 3 mars.

Quatre femmes rencontrées aujourd’hui entre les marais salants et la mer. Tout commentaire est inutile. Grand-mère malade recevant sa perfusion sur le lit de repos de la famille non loin de la plage, mère et fille devant leur maison, grand-mère à une manifestation religieuse et familiale. 


Dimanche 4 mars. Kep sur mer.

Fin de journée dans un monastère sur les hauteurs de Kep. Une belle lumière, des bonzes sympas, un photographe heureux du moment...


Kep-Sihanoukville 5mars

N’allez jamais à Sihanoukville! Sinon pour, comme nous, aller sur les traces plus ou moins fictives de Marguerite Donnadieu. Sihanoukville est une préfiguration du capitalisme touristique mondial. Un gigantesque camp de réfugiés de la classe moyenne européenne qui croit être en vacances dans des camps sordides d’une hôtellerie sans scrupules. C’est extrêmement triste et désespérant de ce que peuvent devenir les gens pour acheter un bout de soleil pâle enveloppé d’immondices.

C’est tout ce qu’on dira de la ville, en revenant sur Kep et quelques « restes » de photos non utilisées. Ne sachant  photographier ce que je n’aime pas, on passera les touristes bedonnants buvant de la bière pas chère dans un décor « cheap ».

A Kep, qui fut , selon le dépliant touristique de la ville, « le St Tropez de l’extrême-Orient », quasiment toutes les villas construites pendant les années soixante par les bourgeois de Phnom Penh furent sauvagement détruites par les Khmers Rouges en tant que symboles de l’occident et de la décadence culturelle des masses. Beaucoup d’entre elles n’ont pas encore retrouvé de propriétaires qui sont morts sous les coups des petits hommes noirs de Pol Pot. Pas mal d’entre elles, même en piteux état, sont à vendre, et le commerce semble florissant. On nous a proposé 60 000 dollars pour celle qui se trouve ci-dessus. On peut l’avoir pour 50 000 à mon avis mais tout est à refaire. Je vous donnerai le téléphone du type qui vous permettra de dormir avec les morts comme disait Léo Ferré.

Certaines maisons sont squattées par des familles pauvres évidemment, parfois, les vaches paissent dans la salle à manger ou le salon d’un avocat en vue de la capitale. Si le général de Gaulle a séjourné à Kep en 1962 après le célèbre discours de Phnom Penh, invité par le roi Sihanouk dans sa villa, Maïtre Vergès, avocat des Khmers Rouges et sympathisant de la cause dans les années soixante-dix a peut-être vidé les fonds de bouteille de son collègue cambodgien. 


Ream 6 mars

A Ream, rien n’a changé depuis Marguerite Donnadieu: le pont qui relie une partie de la plage à l’autre est le même qu’à son époque mais menace de ne pouvoir fêter son centenaire. Les tôles ressemblent à un feuilleté fragile et les longerons d’acier sont bien mangés par le temps.

La mangrove a tant reculé que la mère de Marguerite aurait pu faire deux ou trois récoltes de riz et les crabes sont davantage mangés que mangeurs. Si Sihanoukville la vicieuse est devenue moderne et envahie de routards sales et avinés, Ream s’endort chaque après-midi dans la quiétude d’un village mourant depuis quatre-vingts ans. 

 Il ne se passe tellement rien que le photographe a le temps de cadrer quatre photos, voire davantage, dans le même cadre.

 Même le resto café concert « Chez Bart » est toujours là mais à la mauvaise place. Dans le livre, « Chez Bart » était situé dans la localité, pas dans la campagne… Ce décor du film complètement raté de Rithy Panh, très mauvaise adaptation du « barrage contre le Pacifique » de Duras, tient encore debout et sert de cantine aux techniciens chinois qui commandent les coolies khmers dans l’aménagement de l’espace sablonneux derrière la plage. Du récit jusqu’au casting, sans parler de l’absence de mise en scène, le film est une pâle resucée du roman dans lequel l’immense Isabelle Huppert est une erreur de casting telle qu’elle nous convainc que Rithy Panh n’a pas dû lire grand-chose de Marguerite pour imaginer Isabelle Huppert en mère de Duras. Annaud, malgré les cris d’orfraie de l’écrivaine, avait campé une mère crédible dans « l’amant » pas une éthérée qui soliloque.

 Chez Bart, il reste une inscription qui n’apparait pas à l’écran. Je me souviens avoir vu dans les scènes tournées là un conseiller d’éducation de l’académie de Caen faire ses débuts de comédien. Il a bien fait de ne pas persévérer (ce que je peux être méchant parfois!).

Non loin de là, on construit le Disneyworld du Bouddhisme...

Derrière le pont de fer, dans des cabanes de tôle vivent des pêcheurs, des anciens pêcheurs et de futurs pêcheurs. Les cabanes sont construites sur des pilotis fragiles et les voies de circulation entre les habitations sont faites de planches de récupération. Ce type a mon âge, je me demande si je fais aussi vieux… peut-être que oui après tout.

Cette admirable perspective, quasi d’époque si ce n’est ce poteau électrique qui ne sert à rien, ne trouve pas preneur dans le film. Le dénuement de l’endroit et des personnages est pourtant pertinent.

 Cette grand-mère aurait presque pu figurer parmi les employées de la mère de Marguerite, elle est dix  ou quinze ans trop jeune.

 Dans l’école la plus proche, celle qui est jumelée avec l’école française de Sihanoukville, j’ai trouvé la future Marguerite du film qu’il faut refaire pendant que Tavernier est encore vivant.

Bon finalement les retrouvailles sont difficiles entre l’idée qu’on se fait d’un livre et l’image que certains en donnent. Les photographies sont faites pour aplanir les difficultés quelquefois et profiter des fins d’après-midis d’Asie qui vous octroient un supplément d’espoir pour le lendemain. 


Kampong Som 7 mars

Il a fallu quitter l’enfer de Sihanoukville centre avec ses hôtels casinos, ses tours d’acier et de verre qui la font ressembler à une copie mal digérée d’une Amérique des années 80 pour essayer de trouver du sens à cette journée. Je ne photographie correctement, et encore, que ce que j’aime. Ce que je déteste, je n’ai jamais envie de le montrer. Alors les parvenus en 4x4 de luxe, les poules de pseudo luxe, les bandits manchots et toute cette clique de costards de toile aux visages de rapaces chinois me laissent sinon indifférent, du moins fortement agressif.

C’est dans le port de pêche de la ville de l’ancien roi qui avait collaboré avec tous les régimes politiques imaginables, reçu Charles de Gaulle avant de prendre Pol Pot dans ses bras, que j’ai trouvé refuge. Dans le ghetto sur pilotis des pêcheurs, petits et grands, j’ai rencontré des gens normaux, agréables et accueillants dont les enfants m’ont ravi. Un ghetto de toute beauté.

 La rue fait un maximum de deux mètres de large. Quelques motos y passent sauf lorsqu’elle est en bois et serpente entre les masures qui servent de maison. Elle est endroit de travail et terrain de jeux. On nage sous les maisons et dans les immondices quand la rue n’est plus disponible et on vit en permanence avec les voisins, les grands parents et les parents dans un bazar géant où l’intimité et la solitude ne peuvent exister sinon dans le fond du cœur.

 Les gamins sont presque tous beaux et ne pleurent pas pour un rien. On ne fait pas de caprices dans le port de Sihanoukville ou on se prend une trempe. On ne refuse pas de mettre les vêtements que Maman a préparés car il n ‘y en n’a pas d’autres, et quelquefois, il n’y en a pas du tout le temps d’une lavée. On vit autonome à partir de trois ans, naturellement surveillé par les plus vieux et on devient plus fort ainsi en acceptant, faute de pouvoir faire autrement, la nécessité, qui, comme disait Spinoza, est la clé de la liberté.

Pas de tares rédhibitoires ici, même avec un bout d’oreille en moins, on entend parfaitement de l’autre;. Pas le temps de se lamenter, de toute façon, personne n’écoute.

Je ne crois pas un instant que ces gamins regretteront cette jeunesse là mais ils ne feront peut-être pas partie de ceux qui clament à grands cris qu’ils sont nés quelque part, à l’est ou à l’ouest du pont tournant. Mais leur lieu de naissance leur a donné un sacré handicap dans la course qu’ils s’apprêtent à faire tout au long de leur vie.

  Les perles de la journée défilent dans le viseur. On pourrait défaillir devant tant de fleurs poussant sur le fumier, de beautés naturelles souriantes ou non ou considérer que c’est une des revanches de la vie que la beauté n’aille pas systématiquement de pair avec la richesse matérielle.

Bon courage à vous les petiots...


Koh Kong 8mars.

En revenant à Koh Kong dont j’avais aimé les habitants et la paisible torpeur d’une ville à l’écart des migrations touristiques, je voulais vérifier si, par le plus grand des hasards, la démocrature cambodgienne avait permis aux damnés de la mer d’améliorer leur sort.

Que les conservateurs se rassurent, il n’en est rien. Ce serait plutôt pire. Pour essayer (sans forcer) de le prouver, j’ai pris quelques photos sans fard, directes, sans cadrage spectaculaire au grand angle ni avec des enfants sales au premier plan (c’eût été difficile, en fin de journée il n’y a pas d’enfants sales, ils ont déjà fait leur toilette).

En outre, le retour à la couleur permet d’entrer dans le vif du sujet et d’éviter ce que l’on pourrait appeler le piège d’un noir et blanc esthétisant. Donc, c’est du brut, du lourd, du pas beau du tout. 

Les maisons des pêcheurs de Koh Kong sont bâties sur pilotis sur les langues de mer qui entrent dans les villages qui sont les lieux d’habitation des pêcheurs (uniquement musulmans car si vous suivez attentivement, vous savez déjà que les bouddhistes cambodgiens n’ont pas le droit de tuer les animaux quels qu’ils soient et que donc les pêcheurs et les bouchers dans ce pays sont uniquement musulmans).

Aparté: si les bouddhistes cambodgiens se mettent à chasser et tuer les musulmans comme les bouddhistes birmans ou sri lankais, les bouddhistes cambodgiens ne pourront plus manger...

Un après-midi d’orage dramatise un peu la situation certes,  mais sous le soleil, c’est du même tonneau et l’odeur est quelquefois tenace.

 Depuis notre dernier passage en 2010 je crois, je prends la même photo qu’il y a huit ans. Les immondices s’accumulent juste davantage

Les trottoirs de Koh Kong n’ont pas grand-chose à envier à ceux de Manille.

Je commence à sentir une certaine lassitude dans le regard du spectateur de ces images de désolation environnementale, sociale et humaine et bien sûr, je ne vous montre aucun humain, on se contente du cadre de vie pour le moment. 

 Certains habitants ont même l’audace de se créer une sorte de jardin en miniature...

Très simplement parce qu’on ne peut pas vivre ailleurs. Même si on travaille comme un dingue, qu’on quitte le boulot d’esclave qu’est la pêche, qu’on trouve un job dans la zone économique spéciale de Koh Kong, sorte de zone franche où s’installent des entreprises payant moins d’impôts et surtout payant moins les ouvriers qu’en Thaïlande voisine et on fabrique des vêtements pour les thaïs.

D’accord il faut faire des heures et sans minimum syndical. Les syndicats sont très mal vus au Cambodge et presqu’inexistants alors que, curieusement, ils sont très véhéments et révolutionnaires en Thaïlande..

Allez savoir, les coïncidences du capitalisme international sont curieuses.

Et quand malgré tout cela, on gagne mieux sa vie et qu’on sait s’organiser, on se marie avec une jolie jeune femme qui devient Maman à dix-huit ans et on fait un enfant qui naît dans la maison la plus grande et la mieux tenue de l’allée de pilotis.

Le petit s’appelle Boun, il a vingt jours et il est né au-dessus des immondices.

Après avoir discuté avec son père (qui n’est pas sur les photos) de ses projets et de sa façon de voir les choses (en outre, son père parle anglais), je suis quasiment certain que Boun aura un autre avenir que celui de la plupart des enfants nés dans le cloaque.

Mais cela ne va pas être facile.