Voyage au Cambodge Part 3


Banlung 21/03/2018 Un mort qui fait beaucoup de bruit.

En arrivant à la Myloka Lodge de Banlung, nous avions entendu une mélopée et de la musique funéraire que nous pensions khmères. Elle ne l’étaient pas, elles provenaient d’une maison Tong Nong située de l’autre côté de la vallée, en face de l’hôtel mais la maison était cachée par de grands beaux arbres.

 Nager dans la piscine en écoutant ces musiques était curieux, on peut s’en faire une idée en écoutant la bande son du film « La déchirure » qui reprend pour illustrer le génocide perpétré par les Khmers Rouges de la musique funéraire un peu dramatisée.

Le lendemain matin nous avons recherché la maison qui permettait à toute le vallée de se réveiller vers quatre heures trente et d’éprouver une grande difficulté à faire un petit somme avant le breakfast qui précède tous les « reportages ».

Grand-mère est décédée. Elle était la doyenne de Banlung: tout juste cent ans, née avant la fin de la grande guerre à laquelle les cambodgiens n’ont participé que grâce à l’esprit de coopération de l’armée française.

Son corps repose sur un lit de repos traditionnel sous la maison qu’elle habitait avec certains de ses enfants. Elle avait eu quatre filles et un fils qui est décédé avant elle. Les filles ont beaucoup de peine, les petits et arrière petits enfants sont tous là même ceux qui travaillent à Phnom Penh à six cents kilomètres de là.

Elle est morte la mamma...

C’est la sœur aînée qui se charge des dispositions funéraires. La famille va veiller la grand-mère trois jours et quatre nuits avec de la musique à tous les étages et à toutes heures du jour et du petit matin. J’en connais qui seront matinaux pendant leur séjour à Banlung...

La sœur aînée. Elle me demande des tirages des photos que je prends sans aucun problème. Etre photographié par l’homme blanc, le « barang » est un honneur. La colonisation n’est pas tout à fait morte.

La fille cadette n’arrête pas de pleurer.

Ses yeux humides m’émeuvent profondément. Est-ce pour ces sentiments que l’on prend des images? Est-ce pour partager ces douleurs profondes que tout un chacun éprouve un jour que l’on veut enfermer l’émotion sur un morceau d’écran ou un bout de papier? 

Toute la famille est épuisée, la veille est longue et ininterrompue. Il faut toujours être là pour accueillir ceux qui passent dire un petit mot , se recueillir en fichant des bâtonnets d’encens dans un pot devant le lit de la défunte. On leur offre un peu de riz et un peu d’alcool. C’est ce liquide qui pose problème, l’alcool ne supprime pas la peine  mais permet de la supporter. Et bien sûr, certains en abusent.

 Non loin de la défunte, sous la maison sur « pilotis » (à la thaîe), l’arrière arrière petit fils n’en perd pas une goulée. La grand-mère l’a vu naître mais lui ne l’a pas vue mourir.

Le lendemain de ces prises de vues, (c’est-à-dire aujourd’hui), j’amène les photos prises la veille. On arrive dans une fiesta de la souffrance. La famille est surtout composée de femmes, les hommes sont peut-être encore au boulot, elles dansent toutes de la façon traditionnelle et rappellent (de loin) les apsaras aperçues sur les ruines angkoriennes. Pendant ce temps-là, les petits enfants creusent la tombe sur un morceau de terre que possédait la grand-mère, de l’autre côté de la route.

Demain, la danse de la mort.


Banlung 22/03/2018 Veillée funéraire ou rave-party?

Le lendemain matin, réveillés à quatre heures trente pétantes, comme la veille, nous apprécions l’ethnologie funéraire légèrement moins que nous ne le pensions. Mais quatre heures plus tard lorsque nous arrivons  pour donner les photos de la veille, la grand-mère a été mise en bière et l’émotion est toujours très forte pour certains. D’autres la noient dans le vin de riz qui ne vaut aucun bordeaux, ni même un beaujolais nouveau pourtant très décrié.

C’est le troisième jour de veille, il est neuf heures du matin. Elles vont danser ainsi toute la journée et une bonne partie de la nuit. La seule distraction sera le sacrifice du buffle en l’honneur de la grand-mère et aussi pour nourrir les invités. La cérémonie coûte cher.

 Les femmes chantent et dansent sur un rythme lent. Leurs mains parlent pour elles, comme en Birmanie ou en Thaïlande mais sans la préciosité un brin agaçante des petites danseuses aux ongles longs et fins.

 Le seul homme qui danse est un peu aviné mais cela fait plaisir à sa femme. Et cela continue pendant des heures au rythme lancinant de la musique khmère.  Quasiment toutes les minorités tribales sont présentes: Khmer loeu, Tong Nong, Tampoun,  Kren...

 Un peu plus loin, on se dit que la journée va être longue.

Elles tournent sans arrêt, je soupçonne que des remontants prohibés dans les sports de haut niveau soient utilisés dans cette rave party un peu originale.

Notre présence les pousse aussi à se dépasser, il faut impressionner le « barang ».

 Nous nous préparons à partir craignant de nous imposer.

Tout le monde s’en moque. A dix heures du matin la fiesta ne fait que commencer.

Demain l’enterrement sera plus triste.


Banlung 23/03/2018 L'enterrement.

La veille est terminée, on a tué le buffle, mangé et bu toute la nuit, dansé encore et chanté. La grand-mère a été fêtée. Elle avait en fait 102 ans, un âge très rarement atteint au Cambodge où l’espérance de vie ne dépasse pas soixante cinq ans pour une femme et sept ans de moins pour un homme. 

 Les femmes font un cercle autour des musiciens qui eux-mêmes tournent autour du cercueil dans le sens contraire des aiguilles d’une montre en jouant la musique de « La déchirure » sur leurs gongs.

 Les femmes sont très recueillies et quelquefois souriantes. Elles forment un chaîne de souffrance et de solidarité.

La grand-mère sera enterrée dans un terrain lui appartenant de l’autre côté de la route. C’est le moment le plus difficile qui commence. 

Toutes les possessions de la grand-mère la rejoignent dans la fosse: son fauteuil de handicapée  ainsi que tous ses objets usuels.

Les cornes et les sabots du buffle sacrifié ornent les alentours de la tombe.

Un petit cabanon a été préparé pour abriter la tombe.

Les quatre sœurs sont les dernières à quitter la tombe: elles ont installé  un fil de coton blanc qui relie le cercueil de la grand-mère au cabanon , dernier lien avec elle pour les visiteurs. Un petit poulet est attaché à l’un des montants et picore le riz qu’on a amené. Chacun a allumé des bâtonnets d’encens fichés dans des boîtes de conserve.

La plus jeune sœur est inconsolable, comme la veille.

L’épreuve est terminée, il faudra maintenant s’habituer à l’absence. Chacun rejoint la maison de l’autre côté de la route pour un dernier verre. Tout le monde est épuisé.

Je suis incapable de dire à quelle religion appartenait la défunte. Aucun religieux  n’assistait à la cérémonie.

Il se trouve qu’en faisant ces images, j’ai appris la veille le décès d’un père et grand-père de notre famille par alliance. La peine se trouvait ainsi partagée à près de dix mille kilomètres de distance. 


24/03/2018 Soen Monourom. Balde en montagne

Après de nouveau quelques heures de minibus VIP (c’est marqué sur le ticket), on arrive à Soen- Monourom capitale du Mondulkiri.  C’est une région de petite montagne assez enclavée et restée dans son jus. Rien à voir avec la côte sud, on est dans le Cambodge éternel qui ne bouge pas parce qu’il ne peut pas.  La région pourrait être plus riche qu’elle n’est avec des ressources agricoles fabuleuses: tout pousse alors le poivre principalement et toutes cultures légumières se portent bien mais on est si enclavés que rien ne change vraiment.

Sur un plateau de moyenne montagne nous rencontrons une famille accueillante qui ne roule pas sur l’or mais se contente de peu: le père ne peut travailler de façon temporaire à cause d’abcès inquiétants aux jambes. Le gendre et sa fille ont déjà un enfant et lui travaille le bois (gratuit si l’on s’en saisit)  avec sa moto trafiquée à grand renfort de fers à béton et d’amortisseurs supplémentaires. Le siège n’est guère confortable mais la moto allongée de quelques trente centimètres est impressionnante. Certaines ont même des chaînes sur la roue arrière car à la saison des pluies, avec cent ou cent cinquante kilos de bois sur le porte bagages en fer à béton de douze, il faut accrocher dans la boue et surtout ne pas tomber.

J’allais oublier. Ici c’est le seul endroit au Cambodge où il fait froid à cette époque. Enfin tout est relatif mais on a perdu dix degrés par rapport à Banlung. Il ne fait que 24 et la brise montagnarde à moto nous fait frissonner...

Les Easy riders et autres bikers en Harley feraient mieux de la jouer discrète car ces mecs-là, ils /e  rigolent pas . Leur moto ce n’est pas pour frimer c’est pour bosser. Qui connaît les pistes cambodgiennes appréciera.


25/03/2018 Dak Dam. Les vétérans rock'n roll.

Village de Dak Dam, neuf heures du matin: le mariage chez les Bunong s’achève après trois jours de libations. Papy Jazz et Mamy Blues sont encore en forme. On se boit une petite bière, à cette heure là cela vous remet l’estomac à l’envers en moins de deux.  Papy m’a dit dans un français correct: « Bonjour, comment ça va? ». Je ne suis pas sûr qu’il ait compris la réponse.  

Ils ne dansent plus les classiques de la décolonisation mais en madison, ils se débrouillent.   

Leurs quatre enfants présents n’osent pas se mesurer aux parents.

Près de la maison réservée aux affaires indigènes, une autre grand-mère beaucoup moins rock’n roll attend sa fille qui assiste à une réunion d’information sur les nouvelles façons de cultiver la terre. La monoculture a longtemps été et reste une plaie de l’agriculture cambodgienne. Tout le monde voudrait cultiver du poivre, cela se vend cher. Mais pour combien de temps si on surproduit? 

Un arrêt dans un village Putang et voilà grand-mère qui se roule un joint grandeur maousse costaud. La vie est simple au Cambodge et quelquefois belle si on ne lui demande pas trop. 

Le soleil se couche sur les collines entourant Saen Monourom, C’est l’heure magique en Asie, entre 17 et 18 heures. Tout est apaisé, il est temps de rentrer.    


Soen Monourom 25/03/2018 L'or vert.

Le poivre a toujours été une culture traditionnelle au Cambodge. L’un des meilleurs du monde est cultivé à Kep et Kampot et atteint des prix peu raisonnables dans les officines spécialisées pour gourmets raffinés ne sachant pas quoi faire de leur dimanche après-midi et cherchant dans ces temples de la célébration du nombril une satisfaction gourmande ressemblant à un statut social supérieur.

 Le poivre se vend cher, très cher mais le Cambodge risque de faire chuter les cours. On en cultive quasiment partout où les terres sont bonnes.

Les travailleurs ne se rendent pas compte de l’or qu’il représente. Des français ou des allemands deviennent cambodgiens pour acheter des terres et retrouver le temps béni des colonies en payant leurs employés avec un lance–pierre. Ce qui ne manque pas de sel. On s’achète une conscience en subventionnant (un peu) l’école du village des petites mains.

L’ado a treize ans, je ne sais combien pèse le sac, je n’ai pas réussi à le soulever.

Les enfants jouent dans entre les plants de poivre qui atteignent presque trois mètres. On est dimanche, ce qui explique peut-être le maquillage.  A l’école, il n’y a pas le droit de se maquiller. 

Après m’avoir attendri avec un regard de damné de la terre, Madame se détend, me soutire quelques dollars pour le groupe qui a soif et rigole un bon coup.

Elle m’a bien eu mais c’est pour la bonne cause. 

Allez au Cambodge dans tous les coins qui n’ont pas encore subi la mondialisation de plein fouet et laissez vous vivre avec ces gens-là. Ils ne savent pas faire la gueule, ils sourient tout le temps , ils sont aimables au sens premier.


27/03/2018. Le long du Mékong

Une journée le long du Mékong, c’est une gourmandise à savourer lentement. Il faut s’arrêter souvent et savoir passer du temps avec des gens que votre seule présence amuse et interroge. Que viennent faire ces français à l’anniversaire de la pagode? 

Les grand-mères préparent le repas des bonzes mais ne refusent pas un instant de gloire photographique.

Non loin de là on se repose des préparatifs de la veille, il est quand même dix heures du matin  mais il fait très chaud. On dit ici que le vietnamien plante le riz, le cambodgien le regarde pousser, le laotien l’écoute pousser et le chinois le vend...

On fait aussi du maïs, du tabac, de l'élevage, de la pêche, de la création de logiciels et on accueille les touristes. C’est actif les rivages du Mékong.

Il serait trop long de dire tout ce qui se passe dans une journée le long du Mékong  mais on y fait de belles rencontres: dans des pagodes, des fermes, des usines de transformation des produits agricoles et des mosquées. Rappelez-vous les musulmans tuent les animaux, les bouddhistes les mangent...


Kompong Cham 28/03/2018 Comme un au-revoir.

Les petits matins en Asie ressemblent aux couchers de soleil, la température est plus clémente, le monde mieux rangé mais les premiers pas le long du Mékong, de bonne heure, font ressurgir des souvenirs de fleuve rouge et du calme qui précède la tempête.

Une île à laquelle on accède par un pont de bambous préserve les pratiques agricoles et les modes de vie de toujours. La chaleur devient pesante, il suffit de se réfugier dans le parc d’une pagode pour se refaire une santé.

 Comme ailleurs, les gamins sont splendides et agréables, toujours curieux de l’étranger.

Dans une pagode en déshérence, des atmosphères de destruction et d’abandon  nous renvoient à d’autres temps où des gens en costume de lin et robes légères débattaient pendant des heures des sujets évoqués par les journaux français qui leur parvenaient avec au mieux, deux mois de retard.

De nombreux bâtiments coloniaux qui eurent leur heure de gloire sont maintenant en ruines. La mode de la rénovation n’a pas atteint le Cambodge. Ici, on laisse mourir facilement les maisons et l’histoire. On oublie, on se tourne vers l’avenir car le passé est haïssable.

Les moinillons s’ennuient comme on ne saurait dire.

Les copains passent à la pagode pour tailler une bavette, même avec du cambouis en guise de maquillage.

Comme dirait ma fille qui est poète à ses heures, on sent une nostalgie de la lumière et le coucher de soleil lave de la fatigue du jour.

C’est le dernier instant de lumière avant la nuit, il va falloir rentrer. 


Kompong Cham 29/03/2018 La der des der

Dernière balade à six heures et demie du matin avant de prendre le bus pour trois heures de folie meurtrière sur la route. Le père Noël est revenu mais sa hotte est bien maigre.

 Près du marché, une conseillère en communication me démontre qu’on peut téléphoner à deux personnes en même temps pourvu qu’on ait deux téléphones.

Deux boulangers fêtent la dernière fournée.

Un chat prend le frais. Saurez-vous trouver le deuxième?

Devant la boulangerie, un vieux khmer fait la grimace ou prend la pose, c’est selon.

Au café, le réveil est difficile.

La vendeuse de coques du Mékong est presque résignée à ne rien vendre. Vous mangeriez des coques à six heures du matin?

 J’ai rejoint le vieux khmer au café, ça me fait plaisir de l’avoir comme compagnon avant de rentrer. C’est comme si je prenais le café avec un pêcheur au café du port, place Bricqueville.


Bon cette fois-ci c’est vraiment la dernière photo et ce n’est pas la pire.  Près de l’hôtel où nous sommes, une pagode abrite une école comme presque toujours et des pauvres comme presque tout le temps. Ils dorment dehors avec comme seul abri les porches de certaines tombes, des parasols offerts généreusement par la société Coca Cola et des bâches comme pour tous les réfugiés du monde. On y élève ses enfants comme on peut et les bébés sont même à l’abri des moustiques.

J’avais une vingtaine de dollars en riels la monnaie locale que je leur ai laissés, aumône ridicule face à leurs besoins mais bon, qu’est-ce qu’un pauvre vieux photographe peut faire de plus?

Cette nuit, il a plu, ils ont dû se réfugier dans une salle utilisée par les bonzes.

C’est la dernière image que j’emporte du Cambodge avant de prendre un taxi pour l’aéroport, presque aussi cher que mon aumône.