Zanzibar


Le temps est au virus et au confinement. Mauvais temps, temps de chien et soleil radieux. Paradoxes de fin du monde et clichés éculés à la télé comme ailleurs. On n'a jamais vu cela...

Ben non, jamais. Confinés et coincés, il fallait revenir vers des temps plus souriants et des endroits où je suis allé et que je n'ai pas su partager pour passer un peu de temps et se remémorer que la vie est belle quand elle est simple et que le vrai confort est d'abord moral.

Cette année là, il y a si longtemps (au moins trois mois) Gisèle et moi étions partis en Tanzanie, à Zanzibar, parce que des mots font encore rêver même si un autre virus malin appelé mondialisation est à l'oeuvre pour manger nos rêves d'un ailleurs meilleur. 

Pourtant, vu de maintenant, cet ailleurs était vraiment meilleur.



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Premier jour à Zanzibar
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Jour 1. Route de Stone Town à Mahurubi.

La moto trial a cela de bien qu'on peut frimer à peu de frais mais elle reste une moto même avec cinq cents centimètres cube d'adrénaline et une jeunesse que les pilote et passager n'ont plus. Quand il pleut, il pleut et même si elle est chaude, la pluie mouille et le voyage commence comme une balade dans la Hague lorsqu'on n'a pas vérifié la météo avant de partir. On s'arrête tous les dix kilomètres pour essayer de sécher un peu mais la pluie insiste.

On est sur le point d'abandonner et de retourner à l'hôtel quand un épicier de brousse nous tend les bras pour manger un morceau et boire un coup. On mange des oeufs et des frites debout sur le bord de la route. C'est curieux comme un simple repas permet d'espérer. La pluie cesse bientôt et nous cheminons dans un village détrempé. Dans une école coranique une enfant fait mine de s'endormir sous la gouttière. Sur le bord de la route un sage attend que la pluie lui permette de rentrer chez lui.

Bonjour l'Afrique.


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De Stone Town à Mkokotoni
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Jour 2 Chwaka

Zanzibar est une petite île d'à peine cent kilomètres de long et d'une trentaine de large. Les routes sont belles, les policiers retors et corrompus et la circulation très faible. Les limites de vitesse sont fixées par les policiers qui vous arrêtent et vous roulez toujours trop vite et payez toujours trop cher l'amende qui pend au bout de votre nez de touriste. Au début on paie, ensuite on discute ou on se fâche, la dernière solution est réservée aux esprits aventureux ou aux touristes désoeuvrés souhaitant accomplir quelques tâches administratives.

A une trentaine de kilomètres de Stone Town, la capitale, Chwaka est un village de pêcheurs avec une business school et un distributeur de billets. C'est à peu près tout si on ajoute une école et quelques commerces de bord de route. Mais la plage est belle, le marché un peu animé et les gens aimables.

La difficulté de découvrir un nouveau pays est de comprendre comment les gens fonctionnent, comment ils réagissent à votre présence, comment ils acceptent ou non l'invasion des amateurs de soleil et l'intrusion de leur instrument de torture préféré, un objet noir de métal et de verre qui vole leur image. Au début, on tâte le terrain et toujours on reste discret et respectueux. C'est mieux. 



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Jour 3 Chwaka

Chwaka est un village de pêcheurs sur la côte est de Zanzibar. Village de pêcheurs est presque un pléonasme, il n’existe quasiment que des villages de pêcheurs sur l’île… Mais les pêcheurs sont au repos pour cause de marée basse. Le village se réveille de sa sieste mollement et les femmes et filles de chwaka se parent de leurs plus beaux atours pour la ballade quotidienne.

Qui a dit que le port du voile était triste et empêchait la féminité de s’exprimer? Les jeunes filles sont plus belles les unes que les autres et l’Islam ne les empêche pas de se parer de bijoux et vêtements élégants tout en respectant les règles traditionnelles. Sur le marché mourant, on peut acheter des biscuits faits maison, des fruits et quelques poissons .

Nous déambulons dans le village et sommes vite l’objet de remarques des jeunes filles qui sont curieuses et viennent nous poser des questions prétextes. A cette période de l’année les touristes sont peu nombreux et il faut en choper un ou deux pour taper la discute. 

 Les enfants les plus jeunes sont timides et discrets, les jeunes filles plus entreprenantes et moqueuses.

 Elles font mine de refuser les photos que je veux prendre pour se rapprocher alors que je renonce. C’est comme cela les femmes tout autour du monde et en Afrique comme en Asie, les jeux de séduction commencent très tôt même avec les vieux européens rangés de voitures.

 On fait le tour du village avec un cortège de suiveuses qui finalement adorent être prises en photo mais exigent de nouveaux clichés lorsque ceux qui me conviennent sont déjà dans la boîte. Prendre quelqu’un en photo c’est lui dire qu’on l’aime, qu’on l’apprécie, qu’on a envie de garder son image et si c’est bien compris par le « sujet », grâce à une attitude transparente,  le jeu de la séduction est logique et franc, sans arrière-pensée.

 C’est une Afrique de sourires et d’éclats de rire, de mimiques et de poses copiées sur les vedettes des journaux venant du continent. Il fait une chaleur de forçat et on prendrait bien un verre quelque part mais pas de café en vue ni d’épicerie de quartier. Nous ne recevrons pas d’invitation non plus, il doit rester une petite gène qui empêche d’inviter des européens forcément très riches à entrer dans les logis simples que nous découvrons en passant dans la rue.

 Le tourisme s’est développé trop vite et uniquement pour ceux qui veulent bronzer sur les plages, sans prendre en compte les forçats de la mer. Les indigènes connaissent les prix exorbitants que demandent les hôtels pour une nuit qui sont au moins le montant d’un salaire mensuel de prolétaire et souvent bien supérieur. Il y a un fossé entre nous mais quelques sourires et un intérêt véritable sauront peut-être le combler.

Cette Afrique là ne se donne pas d’emblée, il va falloir ruser, feinter pour essayer d’atteindre et comprendre ces vies plus complexes qu’il n’y paraît.

Vu de notre confinement, nous espérons rétrospectivement que ces gamins n’auront pas une épidémie lourde à supporter. Pour le moment Zanzibar n’a pas de cas de coronavirus et pour six cent mille habitants, il n’existe qu’un hôpital public à Stone Town et une petite clinique privée (inabordable pour la plupart) qui rayonne sur l’île pour les bobos des touristes. 



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Jour 4: Unguja Ukku    (musique: bande originale de « Coup de torchon »)

Nous voulions aller sur lîle d’Uzi mais la route qui y mène n’est pas praticable même avec notre moto, nous renonçons et nous dirigeons vers Unguja Ukku  pour essayer d’y déjeuner. Une femme très sympathique nous propose une soupe de poulet accompagnée de pommes de terre. Nous mangeons sur le bord de la route et sommes rapidement l’attraction de la journée. C’est un village rue où les hommes ne semblent pas déborder d’activité. Ils déambulent de long en large et se retrouvent en groupe dans un bouge où l’on doit pouvoir boire de l’alcool même si dans cette île musulmane la consommation d’alcool est loin d’être encouragée.

C’est un fan de Jim Morrison qui nous y emmène. Il n’a jamais écouté les Doors mais les t shirts donnés par les ONG ne sont pas à dédaigner.

Il a le visage marqué par une vie difficile, il n’a pas sucé que des glaçons ni bu que de la menthe à l’eau, si l’on en juge par son haleine musclée.

 

 On joue au bao, jeu traditionnel africain avec petits cailloux et planche de bois gravée, sous le porche du bouge où les hommes entrent brièvement et ressortent plus gais que lorsqu’ils sont entrés mais je n’ai pas le droit de pénétrer dans l’antre du vice Ce qui est caché doit le rester même s’il est évident que la seule activité du village se déroule ici toutes portes fermées. On se croirait en Afrique du Sud dans un village perdu où les hommes passent le temps à boire des boissons fermentées à base de sorgho.

Il n’est que deux heures de l’après-midi et certains professionnels de la bibine titubent déjà.

 Ils veulent bien que je prenne des photos et se composent des attitudes de cow-boys machos. La religion est bien loin qui défend à la fois l’alcool et les cigarettes mais quand on n’a rien à faire… Nous devons apparaître comme des zombis blancs pour chercher à rencontrer ces damnés de la canette.

La chair est triste hélas et ils n’ont lu que peu de livres. En couleurs, le blanc des yeux se teinterait de rouge vif. Mes nouveaux amis ne parlent que peu d’anglais et leur accent est violemment modifié par l’alcool qui leur paralyse les zygomatiques. Ce n’est pas une conversation mais une danse de déroute, une acceptation de ne rien se dire puisque tout nous sépare. C’est une Afrique métisse qui m’attriste que celle qui garde ses traditions et ne prend que les maux de la société occidentale pour mieux courir à sa propre perte.

 

 Les ivrognes ne me sont pas antipathiques, il y a une détresse dans l’abandon à la bouteille que je ne sais pas condamner. C’est un peu simplet mais ce désespoir est à la fois touchant et inéluctable lorsqu’on a beaucoup de mal à exister, qu’un paquet de cigarettes et quelques verres permettent d’oublier qu’on n’est pas à la hauteur de ce dont on avait rêvé si on a jamais eu le loisir de rêver.

 Evidemment, il faut aussi imaginer les conditions de vie des femmes et des enfants de ces hommes là. Ils sont plus loin, dans une masure, à bosser pour que le foyer continue à exister, leurs yeux également perdus sur l’horizon de leur vague à l’âme.

Nous rentrons vers la capitale retrouver l’alcoolisme mondain des jeunes privilégiés qui boivent sur la plage et celui des touristes qui sirotent des bières et du whisky dans l’hôtel où séjournaient  Henry Morton Stanley et le bon Docteur David Livingstone, tout à côté de la maison de feu Freddy Mercury, chanteur zoroastrien de renommée mondiale.

Entre ces deux mondes que des années lumières séparent, s’étend  l’océan des inégalités entretenues par des idéologies individualistes et égoïstes qui clament que « We are the champions, my friend » comme le chantait si bien Freddy qui n’avait « no time for losers ».



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Jour 5: Tunguu

Tunguu est un hameau minuscule situé au bout d’un chemin de terre détrempé où notre nouvelle monture (une Toyota Rav 4) fait des merveilles. Nous nous enfonçons dans le bush qui ruisselle des orages de la matinée et désespérons d’atteindre la mer. Il pleut toujours mais dans une voiture on se moque de la pluie. Une éclaircie nous accueille à à Tunguu. Le hameau est d’une pauvreté malheureusement commune en Tanzanie. 

 Des pêcheurs remmaillent leurs filets, d’autres travailleurs attendent un transport qui n’arrive pas sans l’impatience des gâtés que nous sommes qui ne tolèrent pas le moindre retard de leur bus, taxi ou avion.

Une impression de fin du monde règne dans ce trou perdu. Les gamins jouent sous les grands arbres qui bordent les maisons. L’épicerie du coin ouvre enfin et nous permet d’acheter friandises et gâteaux pour les petiots qui nous regardent surpris de la présence d’européens dans leur village. Bien peu de gens parlent anglais.

 Les malabars nous observent à la fois souriants et méfiants et commencent à nous trouver sympathiques lorsque nous distribuons les bonbons et biscuits aux petiots qui piaillent.

 C’est bien un autre monde que le nôtre: les gamins n’ont pas un jouet, les robes des filles ont connu plusieurs propriétaires, les garçons jouent au foot avec un ballon de haillons roulés en boule: le hameau au bout de la route est à bout de souffle. Le premier village digne de ce nom est à plus de dix kilomètres. Ce n’est pas si loin en Afrique, on a l’habitude de marcher et d’en baver.

Ici, le confinement c’est tous les jours, pendant toute la vie...

 Les regards sont graves, même ceux des plus jeunes, mais les bonbons ramènent le sourire sur quelques visages. Ne nous comprenant pas, le seul échange possible est visuel et je dois photographier tous les gamins sous peine de créer des jalousies irrémédiables.

 Mais les enfants sont toujours beaux.

 



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Jour 6 Kizimkazi

Kizimkazi est mon village préféré à Zanzibar. Dès notre première visite une évidence s’impose: y revenir et séjourner une semaine dans cet hôtel basique surplombant la grande anse qui sert de port à de nombreux pêcheurs. L’atmosphère me convient parfaitement: le village est calme, les pêcheurs préparent leurs filets dans une masure et taillent d’interminables bavettes, les éventuels touristes ne font que passer, la vieille mosquée veille sur les âmes de ce bout du monde et les jeunes jouent au foot avec les maillots des champions du monde de chez nous.

Je rencontre le Bob Marley local à qui je ferai nettoyer ma voiture de temps en temps, histoire de le remercier des innombrables séances de pose qu’il m’accordera afin d’enrichir sa page Facebook. 

 La sagesse et le côté immuable de l’Afrique imprègnent même les visages des jeunes filles que je croise lors de mes balades matinales de vieil insomniaque. Nous ne nous croisons qu’un instant, histoire de vérifier que nous sommes faits du même bois et que nos différences ne se construisent que sur les oripeaux de nos cultures antagonistes. Il n’est point besoin de parler lorsque l’on se comprend sans mots mais juste avec un petit sourire et un clic d’obturateur..

 De la plage monte un petit sentier qui mène aux maisons disséminées dans la campagne. Devant chacune d’elles, un banc de pierre ou de ciment permet au promeneur de se reposer et aux habitants de s’y installer à l’ombre pour quelque tâche ménagère, écosser les haricots ou repriser un vêtement déchiré. Voire pour y jouer aux osselets avec de vrais os d’animal non identifié par nos services. Les règles sont les mêmes que chez nous il y a plus de soixante ans. Ce qui me rassure complètement sur l’avenir du monde.

 A Makunduchi, il existe un baobab au centre du village dont la circonférence mesure bien une douzaine de mètres. Décoré d’un vieil écran d’ordinateur, de quelques statuettes en bois et de plantes exotiques, il veille sur la place où un téléviseur donne des nouvelles du monde d’ailleurs. Les passants s’endorment sur  des bancs de guingois, des fillettes passent pour aller faire des courses aux deux épiceries faméliques qui garnissent les alentours.

Je me sens bien et quoiqu’étranger, il me semble être à ma place. 



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Jour 7 Stone Town

Stone Town est une toute petite capitale d’à peine vingt mille habitants qui se parcourt avec le plaisir de déambuler dans ses ruelles étroites bordées de maisons à l’architecture exotique. L’Arabie y rencontre l’Afrique et l’Europe coloniale. Les portes de bois sont massives et impressionnantes, elles étaient réputées résister aux pirates envahisseurs. Les pêcheurs, adultes et mousses, dorment de ce sommeil marin qui sent le sel et le poisson, le nez dans des filets qu’on n’en finit  pas de ravauder. Les visages retrouvent l’abandon de la jeunesse et les corps la forme du plus grand confort. On dirait qu’un prestidigitateur a jeté un sort à la population assoupie.

Vers quatorze heures, la capitale dort de ce sommeil lourd de la chaleur du jour. Sur les plages que se disputent les hôtels de luxe et les pêcheurs, on ne rencontre que des corps abandonnés à la fatigue d’une matinée trop longue.

 

 Seuls quelques gamins échappés des maisons aux volets clos arpentent encore les rues qui se sont vidées d’un seul coup.

 Au marché aux poissons l’activité n’a pas ralenti. Tant que l’on vend, on vit.

Je me demande toujours ce qui fait une bonne photo: une main qui vient trouer le vide d’un coin d’image et désigner  un visage caché par des mains que l’on voudrait interpréter comme cachant des pleurs? Des regards qui partent un peu dans tous les sens, regards inutiles puisque c’est le son qui n’est pas dans l’image qui les fait divaguer?

L’objectivité d’une photographie n’existe pas, on le sait depuis bien longtemps, depuis qu’on a voulu nous faire croire que la  photo était une preuve de ce qui a été.  Et souvent, les choses qui ont été ne prouvent rien. Les cours du poisson s’envolent, la photo ne le dit pas et c’est très bien comme cela.

 Le poissonnier n’aime pas les touristes, il s’efforce de cacher ses poissons à mon objectif, sa main fait la photo qu’il ne voulait pas que je prenne. 



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Jour 8

Au bout d’une route défoncée qui  semblait ne devoir jamais finir, nous découvrons une cahute de branchages, de gros rochers et une crique minuscule où se baignent deux jeunes femmes et leurs enfants. Elles sont surprises de notre présence. C’est logique, nous sommes nous-mêmes surpris d’être arrivés jusque là. On cause des enfants qui piaillent, de la toute petite qui dort sur un rocher. La beauté de la jeune maman et son regard aimanté me subjuguent.

 Des gamins jouent sur les rochers. Je dois tous les photographier pour éviter des représailles et m’aperçois en leur tirant le portrait que pas deux d’entre eux sont de la même ethnie. Certains nez se ressemblent mais d’autres sont plus droits ou plus fins, la forme des crânes change, les yeux s’allongent ou s’arrondissent, les cheveux disparaissent ou sont plus crépus. Toutes les influences zanzibariennes sont sur la plage, c’est tempête sur un crâne et melting-pot sur une île… Et tous ont sûrement des esclaves parmi leur arrière grands pères.

 Je reviens vers les mamans captivantes. Elles jouent avec leurs petits sur le sable. Le soleil s’affaisse doucement dans la mer. Il est des jours comme celui-là où on est heureux de vivre, de partager le secret de cette crique magnifique et d’emporter comme un voleur les douceurs de la vie de ces gens-là et leurs regards chaleureux. On ne les leur rendra jamais, on essaiera de les faire nôtres. Après tout, on est là pour cela, pour leur voler avec empathie une autre façon de voir le monde, pour essayer de mourir moins bêtes grâce à eux qui vivent avec moins de 10% de nos possessions mais une intelligence plus grande des situations. 



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Jour 9 Jambiani

Jambiani est un village de pêcheurs et d’hôtels de la côte est. La pauvreté des indigènes côtoie la pseudo richesse des touristes de la classe moyenne qui achètent à bon prix du soleil garanti sur facture.

Les réactions des autochtones à la présence des touristes varient en fonction des connaissances qu’ils ont des tarifs en vigueur dans les hôtels de la côte. De la franche hostilité à une acceptation résignée de la nécessité. Il faut s’expliquer longtemps pour faire comprendre pourquoi nous, nous sommes là qui ne lézardons jamais au soleil et piquons une tête dans la piscine que lorsqu’elle est désertée.

L’attitude des touristes m’attriste: on dirait que les pauvres d’Europe se sont donné rendez-vous avec les pauvres d’Afrique dans une incompréhension mutuelle incommensurable. 

 A côté des hôtels, les vrais pauvres font une petite reposée à l’ombre. Leurs vêtements sont déchirés, leurs corps abîmés et leurs regards ne crient même plus.

La rue est accablée de soleil, même les enfants ne jouent plus et se réfugient sur les bancs de ciment pour y trouver une illusoire fraîcheur. On vit l’instant comme une parenthèse, les corps ramollis s’abandonnent et les conversations cessent dans la moiteur de l’air. 

 Seule une jeune mère sourit sur le pas de sa porte, dans le courant d‘air tiède qui traverse sa maison. Elle est gentille et aimable. Elle se demande ce que nous faisons dans le village alors que les autres européens grillent sur la plage et sirotent des sodas. Nous tentons d’expliquer nos différences dérisoires et cela la rend seulement un peu plus perplexe.

 Un peu plus loin, l’école se termine. Les enfants entonnent un chant de bienvenue à notre arrivée puis l’hymne de Zanzibar « Hakuna Matata » tiré du film de Disney « Le Roi Lion ». Nous l’entendrons tous les jours pendant plus d’un mois… et il nous tirera toujours un sourire alors que ses paroles devraient nous indigner des clichés africains qu’elles véhiculent.

 De retour à Kizimkazi, un coucher de soleil « nature » nous récompense d’une journée harassante dans la chaleur du dénuement.



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Jour 10 Kizimkazi

Kizimkazi est un village actif et dynamique grâce à la pêche et un peu grâce aux rares touristes qui viennent observer  les dauphins au large. Chaque matin, les mêmes rituels de petit-déjeuner au poisson entre pêcheurs, de marché de détail sous un arbre, de la bavette que l’on taille assis sur des bateaux fatigués se répètent dans une habitude qui rassure. On vit correctement à Kizim grâce aux poissons gigantesques qui viennent se jeter dans des filets aux aguets. 

 Près de la moquée, au sommet du village, une plateforme de ciment située sous un grand arbre, en face de l’épicerie, accueille les joueurs de dames ou de bao, les grands-pères fatigués qui y passent leur retraite et les jeunes femmes qui font leurs courses. C’est là que j’achète mes réserves de caramels et de biscuits qui me permettent de soudoyer a posteriori les gamins que je photographie.

L’ombre de l’arbre est un lieu idéal pour le portrait: elle atténue la violence de la lumière de midi et creuse les traits en caressant la chevelure.

 Elle est la petite fille du grand-père de la page précédente. Elle me parle de ses enfants partis à l’école et de son petit dernier qui se réjouit du caramel que je lui ai donné. Il fait bon sur cette plateforme, une petite brise me parcourt l’échine. Les joueurs de dames jouent tranquillement, les petits entassent des brindilles au pied de l’arbre, les jeunes femmes sourient au photographe. On pourrait y passer la journée à laisser passer le temps dans une absence totale de soucis et de préoccupations à venir. C’est là une Afrique de la patience où le temps n’a absolument aucune importance, où l’on sourit de l’homme pressé qui court à sa perte à toute vitesse.

 Le village s’est habitué à nous en quelques jours, nous faisons maintenant partie du paysage car nous séjournons plus longtemps que la plupart des occidentaux. Les enfants jouent avec nous sans arrière pensée et s’ils héritent d’un caramel, ce n’est qu’un bonus non espéré.

 La religion enseigne de ne laisser quiconque vous tirer le portrait. Cela en fait un jeu et l’occasion d’images insolites. C’est l’arroseur arrosé, le voyeur ne voit plus rien du visage alors que le visage caché vous observe facilement.

 Au bout de la route vers la côte, de rares ramasseurs d’algues ponctuent la plage immense de points noirs minuscules. C’est L’Oréal qui va recevoir la moisson parce que vous le valez bien... 



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Jour 11 Kizimkazi

La journée se termine dans le village, les gens sortent sur le pas de leurs portes pour profiter des dernières lueurs du jour. Les mères lavent les enfants qui se débrouillent toujours pour s’emparer de la mousse à raser du père et faire les fous dans la maison et dans la rue. La présence d’étrangers permet d’aller un peu plus loin dans le chahut.

  Les garçons sont en pleine forme, ils prennent des poses et en changent à toute vitesse, le vieux photographe ahane à essayer de les suivre dans leur folie. Et des moments magiques s’enfuient, d’autres sont captés à grand peine. Serait-ce cela entre autres moments qui font la magie de la photographie? Il n’existe pas de magie, juste des rythmes qu’il faut pouvoir adopter et faire siens en partageant l’instant.

 La scène a duré une minute voire moins. Le chasseur a fait ce qu’il a pu et le gamin le sait bien qui se réjouit du bon tour qu’il a joué au vieil occidental dépassé par son dynamisme et sa rouerie. Mais son sourire de victoire est aussi la récompense d’un moment.

 Un peu plus loin, un jeune père se repose devant sa maison, son enfant dans les bras. C’est un instant de bien-être avant la fin du jour. La journée de travail est passée, la toilette faite, le repas ne va plus tarder.

 Des gamins profitent de l’absence de leurs parents pour improviser un carnaval débridé mais bon enfant. Celui-ci a choisi un seau comme couvre-chef. Il peut choisir n’importe quoi pour se couvrir la tête qu’il a fort belle.

 C’est bientôt la fin du jour, la lumière disparaît à toute vitesse. Des pêcheurs réparent leurs petits bateaux à balancier. Sans la casquette et les T-shirts, la photo aurait pu être prise il y a cinquante ans.

Il est temps de s’offrir un verre en lançant un toast à la chance de vivre tout cela dans une sérénité pleine et entière, loin des tracas minuscules de nos sociétés dites avancées.

On ne peut penser à ces gens côtoyés l’espace d’un instant sans imaginer leur confinement impossible pour cause de mode de vie incompatible. Si le covid 19 passe par Kizimkazi, il y fera des dégâts considérables comme dans toute l’île. Sans infrastructure médicale digne de ce nom, sans aucun moyen hospitalier fiable il ne restera aux habitants que la chance pour y échapper. Ils auront recours aux remèdes de bonne femme et à l’acceptation fataliste de la nécessité, de l’heure qui est arrivée et qu’on ne peut repousser pour lutter contre la sinistrose. C’est la sagesse de l’Afrique et sa grande faiblesse. On enrage tout de même.. 



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Jour 12 East Kizimkazi , la curée.

La géographie du village est curieuse: il s’étend de la mer à la campagne sur plusieurs kilomètres quand une petite route sur la droite oblique vers le marché aux poissons et une autre plage d’hôtels vides où de nombreux pêcheurs sont rassemblés. C’est la criée, le lieu où l’on crie, où l’on hurle et où les billets s’échangent plus vite que sur un marché au bovins dans les années soixante dix en Normandie.

Thons énormes, raies manta géantes et espadons s’échangent à trois ou quatre dollars le kilo. Les pêcheurs de Zanzibar ne sont pas pauvres. Les eaux sont poissonneuses et les pêches semblent miraculeuses, les maquignons sont pleins aux as. 

 Les petites mains, c’est une façon de parler, tirent, découpent, trient, déchirent, transportent, chargent. Ce soir les étals de la capitale de l’île, Stone Town, et ceux de Dar Es Salam, sur le continent, seront bien garnis.

 La plage de rêve est un abattoir, il faut s’y mettre à plusieurs pour dépecer une raie manta dont la peau, rèche et dure use le fil des coutelas bien affûtés. Les tueurs sont à la tâche.

 C’est un carnage sur une plage de carte postale. Dans la chaleur de la fin de matinée, des effluves de sang et de chair chauffée au soleil flottent dans l’air immobile et donnent mal au cœur.

 Tout ce qui roule est réquisitionné pour acheminer les énormes carcasses. Il faut aller vite, les camions frigorifiques sont des scooters avec remorque découverte.

 Il est presque midi, la plage se vide de pêcheurs et d’acheteurs, le soleil se cache un instant. Les gamins envahissent l’endroit et permettent au photographe de cesser de s’intéresser à la mêlée des corps, des carcasses, du sang et de la sueur pour se concentrer sur un tableau aux lignes simples et rigoureuses construit dans l’harmonie des enfants et des bateaux .

Un tiers, deux tiers, deux tiers un tiers, en long, en large, et en travers.

 



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Jour 13 Sur la route de Stone Town.

Le réseau routier de Zanzibar est assez réduit. Si on se balade souvent on emprunte toujours les mêmes routes mais la monotonie s’arrête là. Il suffit d’un village un peu caché pour que j‘aie l’envie d’y aller voir. Les déceptions sont nombreuses car souvent, il ne se passe rien et on ne voit personne. D’autres fois, notre passage dans la rue fait sortir les habitants sur le pas de leur porte, poussés par la curiosité de voir qui s’aventure dans leur rue. Aujourd’hui ce n’est pas la joie.

  On erre de maison en maison recevant un accueil différent au gré des habitants. Ce n’est jamais vraiment hostile mais nous ressentons une indifférence feinte ou une jalousie réelle qui nous gênent bien sûr. Qui sommes-nous pour nous insérer dans leurs vies en allant jusqu’à les photographier Si nous distribuions des dollars sur notre passage, c’est un mépris solide que nous pourrions affronter. Alors? Ben il faut changer de village ou rentrer chez soi. Nos différences sont tellement énormes qu’aucune explication n’est plausible et la cause est perdue avant d’avoir été plaidée.

 On se perd dans les danses d’un mariage de bord de route. Ce sont les femmes qui font le show, elle portent leur robe du dimanche et dansent dans un grand champ. Les hommes les regardent en buvant et en discutant. Quelquefois, ils frappent mollement un tambour.

 Les danseuses sont apparemment les gardiennes de la tradition mais celle-ci semble fragile, elles sont peu nombreuses à connaître les chants et la « fête » ne démarre pas vraiment. La mondialisation, le tourisme à outrance, la modernité tant souhaitée et la copie des sociétés occidentales laminent les traditions et la façon de vivre ensemble. Cette Afrique ne sait plus très bien comment elle s’appelle ni ce qui la constitue.

 C’est en fait une fête triste dans laquelle la joie est sur commande. Les hommes ont abandonné les réjouissances aux femmes qui s’en emparent sans se rendre vraiment compte de ce fait de leur dévaluation. Elles dansent seules dans le soir qui tombe et la nuit qui les engloutit.

J‘ai comme un goût amer dans la bouche. Il y a vingt ans, en Afrique du Sud, en voyage avec notre fille, des femmes attendant le bus sur le bord de la route l’avaient invitée à danser avec elles en chantant des chants de libération nationale. Elle avait dansé de tout son cœur avec les travailleuses revenant des champs. Les danseuses avaient ensuite porté en triomphe notre petite blanche à bout de bras au-dessus de leurs têtes en continuant de chanter, célébrant ainsi leur fraternité de l’instant.

Ce n’était pas mieux avant. Avant quoi d'ailleurs?

C’était différent. 



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Jour 14  Des écoles sans fenêtres.

Dans Paje assommé de soleil et donc sans âme qui vive, nous arrivons à une école attirés par les cris, les bavardages et les chants d’enfants. C’est une école rudimentaire: un sol de ciment qui n ‘a pas vu de balai depuis un moment, des tables et bancs un peu frustres qui ont connu des jours meilleurs et des élèves à la motivation intermittente et à la conduite déroutante devant leurs enseignants.  Seuls quelques posters au mur montrent les sujets travaillés. Mais datent-ils de cette année?

Les salles n’ont pas de fenêtres et c’est heureux, on suit les leçons, on joue sur son téléphone quand on est riche où on regarde dehors dans un courant d’air mou et chaud qui inciterait plutôt à une petite reposée. 

 Les enfants semblent faire ce qu’ils veulent et notre présence ne dérange pas les enseignants  qui corrigent des cahiers, téléphonent ou sommeillent à leur bureau. L’un d’entre eux vient nous expliquer comment on travaille avec une classe de plus de cinquante élèves. Nous écoutons d’une oreille distraite par les cris qui retentissent sans que le professeur juge utile d’intervenir. Cinquante élèves c’est cela le problème majeur. La réussite éducative avec cinquante petiots par classe, c’est une performance. Sans matériel autre qu’un tableau noir et une mauvaise craie, c’est une prouesse.

Les gamins acceptent de se faire prendre en photo mais les sourires sont rares. C’est vrai qu’il n’y a pas de quoi sourire. Le fatalisme, la résignation et quelquefois l’envie se logent dans les regards et les attitudes. Si les enfants sont gentils avec les intrus, il les regardent aussi comme des êtres improbables qui traversent leurs vies sans vraiment comprendre ceux qu’ils ont sous les yeux. On parvient aisément à se perdre dans ces yeux trop profonds.

Depuis deux ou trois jours je tourne en rond dans les tourments de la malédiction africaine, un pied dans la tradition et une religion immobiles et l’autre dans une mondialisation qui ne profite qu’à ceux qui n’ont besoin de rien. Le résultat de la confrontation fait disparaître des repères essentiels.

Le vingt et unième siècle va être difficile à Zanzibar et voyager dans ces mondes là va devenir répétitif à l’avenir car il me semble avoir déjà remarqué tous ces symptômes d’abandon chez certaines populations d’Asie. A moins que j’aie tout mal à force de couper les cheveux en quatre et que ce que je crois être un conflit de civilisations soit en fait les conséquences d’une immense pauvreté.

Il faudra de toute façon s’habituer à ne plus voyager et à vivre confiné. On peut commencer à s'entraîner.



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Jour 15 East Kizimkazi

A l’est de Kizimkazi, il n’y a rien de nouveau. Une fois le marché au poisson terminé, la plage retrouve sa langueur monotone et son vide intersidéral. Un gamin essaie de meubler l’immense baie avec sa frêle silhouette. Un rêve de parisien confiné.

 

 Les enfants s’ennuient sur cette belle plage, ils piétinent derrière les adultes qui font des affaires sur le dos des espadons en attendant d’aller acheter quelques bonbons si la vente a été bonne.

 Puis c’est le drame. On ne saura jamais quelle en est la cause, les malheurs enfantins sont inaccessibles aux grands. Ils sont effrayants, gigantesques, profonds et irréversibles pendant quelques minutes éternelles et douloureuses.

 A l’école coranique, on étudie les textes sacrés dans une chaleur de four à pain que veulent pénétrer les mécréants un peu trop curieux.

 Les yeux hypnotisent l’objectif, le captivent, le capturent. Tel est pris qui croyait prendre. Méfiez vous des enfants, ils sont plus vifs, plus réactifs, plus malins que vous le pensez. Tout va plus vite dans ces petites têtes si séduisantes quit captent très vite votre qualité ou défaut principal qui servira leur objectif de la meilleure façon. Ils feraient des guerriers invincibles s’ils n’étaient aussi gentils qu’ils sont beaux.

 Une fin de marché, ce n’est pas toujours gai et même assez souvent un peu tristoune. Les cours étaient trop haut, l’argent trop rare. Il faut rentrer à la boutique sans grand-chose à vendre. Une petite journée qu’il faudra effacer le lendemain car le pire n’est jamais sûr.